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unis par des liens fort étroits. Peut-être faut-il attribuer à cette confraternité entre les individus d’une même profession l’usage où sont les fabricans de se communiquer leurs procédés et leurs découvertes, au lieu de se claquemurer chacun chez soi. Ce que l’un a seulement ébauché, un autre le développe ou le perfectionne, au grand bénéfice de la communauté tout entière. Libérale et hardie dans ses allures, l’industrie mulhousienne s’efforce en toute occasion de se placer haut, de manière à pouvoir embrasser les choses d’ensemble et viser à des résultats lointains. Cette tendance, nous la devons signaler, parce qu’elle se retrouve dans les rapports des manufacturiers avec la population ouvrière, dont la physionomie et les mouvemens si divers contrastent avec l’unité d’origine et l’uniformité d’esprit des chefs d’établissement.

La masse laborieuse est, en effet, composée d’élémens très mélangés, que le vent de la misère pousse vers Mulhouse de tous les points de l’horizon. Les imprimeurs sur étoffes appartiennent généralement au pays ; la filature compte un grand nombre d’individus nomades accourus des départemens voisins, traînant souvent après eux de nombreuses familles en haillons. Placée près de la frontière, Mulhouse, qui s’alimente assez abondamment par les capitaux de la Suisse, reçoit de ce pays et de l’Allemagne un cinquième environ de sa population ouvrière, pesant fardeau dans les momens de crise. Les femmes occupent une large place dans les fabriques, surtout depuis la substitution du tissage à bras au tissage mécanique opérée dans le coton[1].

Les travailleurs de l’industrie mulhousienne n’ont l’intelligence ni ouverte ni prompte, ils éprouvent de la peine à saisir une explication : tout ce qu’on peut dire d’eux, c’est qu’ils finissent par comprendre ; mais ce qu’ils ont une fois saisi demeure gravé dans leur pensée en traits si profonds, que rien ne saurait l’en arracher. Si la culture intellectuelle atteint à peu près partout dans les ateliers un égal niveau, il n’en est pas de même de la culture morale. Ici des distinctions deviennent indispensables entre les différentes catégories d’ouvriers. Les plus relâchés dans leur vie sont incontestablement ces travailleurs venus de pays étrangers, qui ne tiennent à rien et peuvent être contraints, par des mesures de police, à quitter la ville aussitôt qu’ils manquent d’ouvrage : voyageurs d’un jour sur un sol prêt à les repousser, ils n’y voient guère à respecter que les gendarmes. Ouvriers fileurs pour la plupart, ils habitent le plus près qu’ils peuvent des établissemens qui les emploient, sauf à y vivre dans un rapprochement excessif, parce que le travail des filatures, bien qu’il ne dure aujourd’hui que douze heures, commençant l’hiver avant le jour, les obligerait à partir de trop grand

  1. Le tissage des étoffes de laine qui s’impriment à Mulhouse s’effectue à bras dans un rayon de quinze à vingt lieues, particulièrement dans les Vosges, où la main-d’œuvre est à vil prix.