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LES POPULATIONS OUVRIÈRES.

social que nous avons signalé, on ne les aperçoit qu’en fouillant dans l’intimité même de la vie des classes laborieuses, dans quelques influences locales par lesquelles les existences sont habituellement affectées. Nous citerons, par exemple, le rôle considérable appartenant aux Juifs, ou, si l’on veut, aux usuriers, qu’on est dans l’usage de confondre sous la dénomination générique de Juifs. Nous citerons encore l’application rigoureuse du régime actuel des forêts qui attaque les intérêts immédiats et quotidiens des populations agricoles et des nombreux travailleurs de l’industrie manufacturière répandus dans les campagnes.

Il faut être entré dans les chaumières de l’Alsace pour comprendre à quel point les Juifs y sont à la fois influens et abhorrés. Ils ont la main dans toutes les transactions ; on n’achèterait pas un morceau de terrain, pas même une tête de bétail, sans recourir à leur ruineux intermédiaire. Si les ouvriers des fabriques, à mesure qu’ils s’éclairent davantage, échappent peu à peu à l’usurier, la population rurale, plus ignorante, subit toujours sa dure exploitation. Les Juifs en sont arrivés avec le temps à connaître le fond de toutes les bourses et à servir de banquiers à tous les paysans. Tout l’argent prêté vient de leurs coffres-forts. Les prêts usuraires se pratiquent avec mille subterfuges onéreux pour l’emprunteur, et que compliquent encore de fréquens renouvellemens. Une fois dans les griffes de l’usure, il est presque impossible à une famille de s’en arracher. On cite des cas où un premier emprunt de 10 francs a suffi pour enchaîner toute une vie et ruiner une existence. Dans leur aveuglement, les masses se vengent par la haine implacable qu’elles ont vouée aux Juifs d’un mal dont elles devraient d’abord se prendre à elles-mêmes. Au moindre mouvement, les usuriers sont le point de mire de toutes les rancunes publiques ; on envahit leurs demeures, et on les poursuit avec des fourches, ainsi qu’on l’a fait en 1848. Quoique victime de ses propres erreurs, l’individu ruiné par l’usure se laisse aller aisément à accuser l’ordre social tout entier, qui lui semble favoriser les pratiques dont il souffre. Esprits retors comme ils sont tous, les usuriers alsaciens ont soin de se mettre en règle sous le manteau de la loi ; ils ont ainsi pour eux les agens chargés de la faire exécuter, l’huissier, l’avoué, le notaire, et en fin de compte les tribunaux. L’organisation sociale paraît ainsi à des esprits ignorans figurée tout entière dans la personne de l’usurier.

Après les Juifs viennent les gardes forestiers, qui représentent encore et plus directement l’autorité sous une face odieuse. Pendant la commotion de 1848, on a saccagé leurs maisons comme celles des Juifs. Il n’y a point de troubles en Alsace sans dévastations dans les forêts dont une grande partie de cette province est couverte[1]. Le

  1. Le département du Haut-Rhin est le plus boisé de toute la France ; l’Alsace entière renferme environ trois cent mille hectares de forêts.