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de la même façon, tout en rangeant autour d’elle, ou bien elle lisait le thème et la version de la veille ; si elle ne comprenait pas le français de la version, elle disait qu’elle était mauvaise à coup sûr ; si elle comprenait le latin du thème, elle disait qu’il n’était pas bon certainement. Les enfans partis, elle rentrait un instant dans sa chambre, parquetée, boisée, plafonnée et tapissée d’une tenture de feltrine, et, sa toilette faite, elle descendait à sa chère cuisine, où elle passait sa vie à coudre, à acheter, à vendre, à raccommoder les hardes de ses garnemens. À peine une fois l’an, elle habitait un vaste salon qui était froid, humide et garni de fauteuils enfouis dans leur immuable fourreau de toile bleue. On dînait dans la cuisine ; il y faisait chaud en hiver, frais en été ; elle était gaie en toute saison ; la table y était toute dressée, une table en noyer, portée sur un lourd pliant, et l’on peut dire qu’à chaque repas les dix-huit jambes de la famille avaient grand’peine à se combiner, à s’arranger à leur belle aise. Le dîner même ressemblait à l’accomplissement d’un devoir dans cette maison correcte et chrétienne. Le benedicite et les graces suivaient et précédaient chaque repas ; on dînait à onze heures, on soupait à six heures ; la table était servie en linge gris, en faïence brune ; ici les couverts d’argent, plus bas les couverts d’étain ; le père était assis du côté du feu entre ses deux fils aînés, la mère entre les deux plus jeunes enfans ; c’était elle qui coupait, tranchait et servait chacun d’après son rang en qualité et en quantité ; « ni trop ni trop peu, » c’était sa maxime, et ces repas si simples et si bien réglés rappelaient chaque jour cette définition de la table, lorsque le bon Plutarque appelle la table « une société qui par le commerce du plaisir et par l’entremise des graces se change en amitié et en concorde. » Athénée appelait cette table du père de famille d’un mot grec qui veut dire charité et bienveillance tout ensemble. « Il semble, dit-il, que la même nourriture, produisant les mêmes qualités dans le sang et dans les esprits, produise la même sympathie entre les convives, et qu’ils deviennent un même corps, une même ame. » On raconte aussi qu’un général athénien, à table avec ses enfans, leur disait souvent qu’un repas sage et bien entendu était un conciliabule des dieux propices. Mensœ Deos adesse, disait Ovide en ses heureuses chansons.

Le souvenir du double repas qu’il faisait enfant chez son père et sa mère est resté d’autant plus dans la reconnaissance de M. Monteil, qu’il est peut-être l’homme de France, et à coup sûr l’écrivain de tous les temps, qui ait mené la vie la plus sobre, et qui se soit abstenu plus entièrement de toute superfluité dans le boire et le manger. Il vivait de rien ; il mangeait seul ; il ne s’est pas assis deux fois que je sache à la table d’un ami. En vain on le priait, on le suppliait ; en vain les femmes les plus charmantes lui disaient d’une voix tendre :