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l’amitié du prévôt chargé du tirage de la milice. Ce n’était certes pas pour exempter messieurs ses fils, qu’il exemptait en effet à plusieurs titres : 1o comme officier royal ; 2o comme avocat ; 3o il les exemptait aussi en sa qualité de seigneur de fiefs. En revanche, il avait besoin d’aide et d’appui pour exempter les domestiques de ses fermes, et tous les deux ou trois ans il fallait qu’il s’ingéniât pour sauver de la milice un couple ou deux de beaux garçons robustes et fleuris, que Dieu semblait avoir créés et mis au monde tout exprès pour le service du roi. Or, voici comment s’y prenait mon père en ces occasions difficiles : « Monsieur Comboulas ! disait-il au prévôt qui assistait avec ses archers au tirage de la milice, d’après les ordonnances, vous devez me passer un domestique ! — J’en conviens, » disait M. Comboulas. Aussitôt paraissait un villageois qui était bien le domestique de mon père, mais qui était aussi et en même temps garde-pré, garde-chasse, jardinier et laboureur. Il était vêtu, pour la circonstance, d’un petit habit de serge verte, orné d’un pardon de laine en guise de livrée. « Celui-là est exempt, disait le prévôt. — Monsieur Comboulas, reprenait mon père, ma ferme est de neuf charrues, vous devez me passer un maître-valet ! — Va pour le maître-valet, disait le prévôt. Monsieur Comboulas, je suis seigneur de Saint-Geniès-aux-Erres, j’ai le droit de nommer les consuls ; or, je nomme consuls de cette année vos deux conscrits : Jacques, mon premier bouvier, et Guillaume, mon trâ-bouvier, c’est-à-dire mon second bouvier. » Et Jacques et Guillaume étaient consuls désignés de Saint-Geniès-aux-Erres, village de trois maisons, lesquelles maisons composaient jadis une paroisse. — Exempts ! disait le prévôt ; aussitôt les consuls retournaient à leur charrue, aussi tranquilles, pour le moins, que le consul Régulus lorsqu’il s’en va passer les beaux jours à sa maison de Tarente.

« Quant aux autres, je ne sais pas tout-à-fait comment s’y prenait mon père ; il trouvait toujours une excuse, un motif, une petite réforme par-ci, une petite maladie par-là. Cependant il en vint un parmi ces miliciens qui était si frais, si reposé, si nerveux, si gaillard. « Ah ! pour celui-là, s’écria le prévôt, il n’y a point d’excuse ; au moins en voilà un que je garde : au chapeau ! mon drôle, au chapeau ! — Monsieur, dit mon père, vous pouvez le faire partir, mais le faire marcher, on vous en défie. — Nous verrons bien, dit le prévôt. » Et il interroge le patient. Alors, bonté du ciel ! voilà ce garçon (il était un peu bègue) qui se met à baragouiner un jargon inintelligible et d’une façon si plaisante, que le prévôt, les archers, l’assistance, se mettent à rire comme des fous. — Exempt ! dit encore le prévôt ! »


La bonne histoire ! et quinze ans plus tard, quand il fallait à chaque année une hécatombe de cent mille hommes, quand toute famille était en deuil, quand tant de charrues, faute de bras, restaient oisives, quand c’était à peine, sur mille conscrits, si l’on disait : exempt ! une ou deux fois, bien souvent ces pacifiques Auvergnats ont dû vous regretter, digne monsieur de Comboulas !

Hélas ! ce bonheur, cette prospérité, cette abondance et ces faciles sommeils, tous ces bonheurs de l’ancien monde allaient disparaître au milieu des tempêtes. « Le 14 juillet 1789, une plus grande cloche que