Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/574

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

populaire, et il s’accomplit à l’intérieur, en famille pour ainsi dire, sans recevoir du dehors l’idée et l’impulsion. Toutes les forces vives de la nation y contribuèrent chacune pour sa part ; mais assurément Luther n’y fut pour rien.

Les publications de MM. Chéruel et Depping, en démontant, pièce par pièce, tous les rouages de cette machine à la fois intelligente et passive, simple et complexe, qu’on nomme un gouvernement, donnent lieu à bien des réflexions diverses. Les remarques qu’elles nous ont inspirées trouveront, sans aucun doute, plus d’un contradicteur, parce qu’elles sont en opposition avec des opinions depuis long-temps accréditées ; mais, si ces opinions ont trouvé faveur auprès du public, c’est qu’évidemment elles s’étaient formées à priori, et sans un examen attentif des documens et des textes. Ce n’est point toujours en effet dans les récits des historiens qu’il faut chercher la stricte vérité : ceux-ci, en s’éloignant des événemens, en perdent souvent le sens intime, et, lors même qu’ils en ont été les contemporains, ils ne peuvent les embrasser tous dans leur ensemble, et ils subissent presque toujours, en les racontant, le contre-coup des passions qu’ils ont fait naître ; mais, quand pour juger un gouvernement on suit jour par jour les souvenirs de ceux qui, comme Olivier d’Ormesson, ont pris une part directe aux affaires, et qui ont écrit avec une entière sincérité, pour eux-mêmes et dans la seule intention de fixer leurs souvenirs, — quand on suit aussi jour par jour ce même gouvernement dans tous ses actes les plus secrets, qu’on pénètre dans tous les mystères de sa diplomatie, de sa police, de ses conseils, — alors le passé s’illumine de clartés soudaines : aucune opinion, aucune haine ne s’interpose entre le fait et celui qui l’observe ; ces morts qu’on interroge ne mentent pas, et la vérité reparaît tout entière. C’est là ce qui donne aux collections de pièces ou aux analyses de textes comme celles dont nous venons de parler une incontestable valeur.

C’est encore à cette série de travaux sur le règne de Louis XIV, étudié dans les documens authentiques et non plus dans les historiens, qu’appartient le livre de M. Moret. Très jeune encore, l’auteur, au lieu d’éparpiller ses forces en essais et en fragmens, a concentré toutes ses recherches sur une seule et même période historique, la première moitié du XVIIIe siècle. Le premier volume de ce travail a paru récemment, et nous engageons M. Moret à mener à bonne fin l’œuvre difficile qu’il a entreprise, car il possède, avec l’amour et l’ardeur des recherches, le sens historique qui fait comprendre la véritable acception des faits, beaucoup de méthode, et le talent de la mise en œuvre. Chercheur infatigable, il a mis à profit, d’une part, les archives des ministères, les manuscrits des bibliothèques, de l’autre les écrivains, toujours trop peu consultés chez nous, de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Angleterre et de l’Espagne. Il a de la sorte contrôlé, élucidé les documens déjà connus par les documens inédits, et l’histoire nationale par l’histoire étrangère.

Le livre de M. Moret s’ouvre aux derniers momens de la vie de Charles II. Ce prince, qui allait descendre à trente-neuf ans dans les caveaux funèbres de l’Escurial, avait, on le sait, souffert et langui plutôt qu’il n’avait vécu. Héritier de Charles-le-Téméraire, de Philippe-le-Beau, de Ferdinand-le-Catholique, ce pâle souverain des Pays-Bas, de l’Espagne, de Naples, du Milanais et des Indes s’éteignait sans postérité, et l’Europe était là prête à se disputer son héritage.