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propriétés comme serfs ou colons. L’ordre exprès de déposer les armes ne fut exécuté nulle part ; les préposés fermaient les yeux pour de l’argent, et, dans son orgueil sauvage’, le Goth eût plutôt livré tout ce qu’il possédait, son or, sa femme, ses pelleteries, le tapis à double frange qui faisait son luxe ; beaucoup restèrent donc armés. Quant aux vivres qui devaient être distribués aux émigrans, ils se trouvèrent avariés par la fraude des intendans ; ils étaient d’ailleurs en quantité insuffisante. Alors on spécula sur la faim de ces infortunés ; on leur vendit au poids de l’or jusqu’à la chair des animaux les plus immondes. Un chien mort s’échangeait contre un esclave. Il paraît que les femmes transplantées dans les villes de l’intérieur, éblouies par le luxe, amollies par l’abondance, s’accommodèrent assez bien à leur sort. « On les voyait, dit un contemporain, se pavaner sous de riches habits, dans un attirail malséant pour des captives ; mais leurs fils, favorisés par la fécondité du climat, grandirent comme des plantes précoces et vénéneuses, ayant au cœur la haine de Rome. » Que pensait, que disait au milieu de tout cela le Moïse des Goths, qui n’avait procuré à son peuple, au lieu des douceurs de la terre promise, que les misères et la captivité de l’Égypte ? On devinerait difficilement quelles angoisses et quels regrets assaillirent cette ame honnête à la vue de tant de déceptions, mais, si justes que fussent ses regrets, il dut remplir sa promesse. Les Goths païens furent baptisés, et tous jurèrent d’adopter le formulaire de Rimini, ou plutôt la profession de foi de leur évêque, car là était pour eux l’orthodoxie. Ulfila, pour prévenir en eux tout scrupule de conscience, leur expliqua, conformément au système qu’il s’était fait à lui-même, que ces détails n’importaient que faiblement à la religion du Christ. Cela n’empêcha pas que les Visigoths ne cessassent dès-lors d’appartenir à la chrétienté catholique, et que plus tard, par le progrès naturel des doctrines et l’opiniâtreté de l’esprit de secte, ils ne devinssent ariens véritables, ariens propagandistes et persécuteurs.

Tant d’outrages, tant d’iniquités finirent par exaspérer les Goths un guet-apens, tendu par le comte Lupicinus à leurs chefs Fridighern et Alavive au milieu d’un festin, mit le comble à leur colère : ils ouvrirent le passage du Danube à d’autres bandes barbares qui les avaient suivis ; ils se procurèrent ou se fabriquèrent clandestinement les armes qui leur manquaient, et se mirent à piller. Une armée romaine tenta de les arrêter ; elle fut battue près de Marcianopolis, capitale de la Petite-Scythie. Fridighern empêchait ses compagnons de perdre leur temps contre les places fortes, qu’ils ne savaient pas assiéger ; son mot d’ordre était : « Paix aux murailles ! » mais les bourgades ouvertes, mais la villa du riche et la cabane du pauvre voyaient fondre sur elles une guerre sans quartier. Toutes les injures accumulées par les Romains sur les Goths, pillages, viols, assassinats, leur furent rendues