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— Pourquoi ne voulez-vous point que je l’amène ici ? dis-je. Et pour la décider, je lui donnai même à entendre que ce contre-temps pourrait ouvrir un nouveau champ à tes suppositions.

— Qu’il suppose ce qu’il voudra, répondit-elle. Pensez-vous qu’il serait plus rassuré, s’il apprenait que je n’ai pas quitté cette maison ? D’ailleurs, continua-t-elle avec une naïveté féroce, qui dans un mot expliquait tout le cœur féminin, j’éprouve moins le besoin de le voir depuis que j’ai appris qu’il a le même désir.

Le lendemain, la retraite de Marie était découverte. Comme on venait de l’emmener, tu arrivais pour me prier de te conduire auprès de ta maîtresse. En me trouvant dans la chambre qu’elle venait de quitter, et où sa présence était trahie par quelques objets qu’elle y avait laissés, ce qui n’était d’abord qu’un soupçon dans ton esprit excité par la jalousie devint une certitude. Quelques rapports de deux de tes amis qui ne m’aimaient point vinrent encore confirmer tes doutes, et tu me quittas, convaincu que je t’avais trahi, et que Marie avait été volontairement complice de cette trahison. Au lieu de t’affliger, la pensée de savoir Marie livrée aux représailles que son mari pourrait exercer contre elle parut te causer de la joie. Un instant même j’ai soupçonné que c’était toi qui l’avais dénoncée dans un accès de jalousie. J’étais allé te voir avec l’intention de te raconter exactement tout ce qui s’était passé entre moi et ta maîtresse ; mais je m’aperçus bien vite que je ne serais pas cru. La douleur était pour toi chose nouvelle, et, une fois le premier choc subi, tu avais, comme cela arrive quelquefois, trouvé un certain charme dans ta souffrance, et tu remuais avec complaisance l’épine dans ta blessure. D’ailleurs Marie était séparée de toi pour un temps dont la durée ne pouvait être prévue. Vous étiez peut-être destinés à ne jamais vous revoir, et, sans que tu t’en doutasses toi-même, tu avais déjà fait un pas dans le chemin de l’oubli. Si je l’avais justifiée en m’accusant tout seul, tu aurais regretté Marie, et ce regret inutile t’aurait causé encore plus de chagrin réel qu’une infidélité, qui te laissait le beau rôle et te donnait le droit de l’oubli. Tels ont été sincèrement les motifs qui m’ont porté à me taire il y a dix ans. À cette époque, tu as recueilli d’ailleurs tous les bénéfices de cet événement, tandis que la honte en fut pour moi seul. J’ai passé pour un mauvais ami, pour un traître ; pendant un temps, j’étais devenu l’homonyme de Judas, et ce soir même, pendant ce dîner, quand on a parlé de Marie, tous les regards m’ont lancé leur insulte. J’ai voulu en finir, non avec les autres, dont l’opinion m’est indifférente, mais avec toi, et c’est pourquoi je t’ai fait ce long récit. Unis ou séparés, nous avons beaucoup souffert les uns et les autres. Notre ancienne fraternité, quoi que nous disions, est une religion morte. Nous vivons d’une existence où nos sentimens les plus chers sont for-