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— Eh mais, lui as-tu répondu en nous regardant tous les deux, n’aurais-je donc pas moi-même le droit d’être jaloux ? Urbain me le disait tout à l’heure : tu es belle, il est jeune, et je vous laisse souvent seuls.

Marie sourit vaguement, n’ayant d’abord compris dans ces paroles qu’une puérilité de conversation ; mais tu continuas sur un ton demi-sérieux : — En supposant que je ne te fusse point fidèle, tu aurais sous la main un consolateur tout trouvé, et qui peut-être a déjà des raisons pour espérer qu’il ne serait pas mal accueilli.

Malgré les signes visibles de mon impatience, malgré l’embarras qui se peignait sur le visage de ta maîtresse, tu semblais prendre plaisir à prolonger cette situation, doublement pénible pour moi, puisqu’elle me couvrait de confusion devant la femme que j’aimais. Tu t’appliquais même à tourner les choses de telle façon, qu’il y eut un moment où Marie, prise à ton piége, put supposer que j’avais éveillé ton inquiétude par des confidences dans lesquelles j’avais interprété d’une manière blessante pour elle l’amicale familiarité qu’elle me témoignait dans nos tête-à-tête quotidiens. Quand il lui vint cette pensée, je la devinai bien vite à l’air de sa figure, au coup d’œil qu’elle me lança, au rapide mouvement qu’elle fit pour me retirer sa main, dont j’avais voulu m’emparer en tâchant de lui faire comprendre combien j’étais désolé de ta méchante façon de t’amuser à mes dépens : on eût dit véritablement que, malgré ta sécurité apparente, tu avais voulu, par mesure de précaution, indisposer Marie contre moi. Tu n’avais su que trop bien réussir ; je devinai sur-le-champ que je lui étais devenu odieux, et j’avais deviné juste.

Un instant j’eus l’idée de rompre brutalement la glace, d’avouer devant toi mon amour à Marie, de l’instruire du véritable emploi de la nuit où tu l’avais laissée seule, et de me retirer, laissant faire le dépit que lui causerait cette révélation ; mais je réfléchis qu’il était trop tard. Prévenue contre moi, Marie ne m’aurait pas cru, et eût méprisé mes paroles comme une honteuse calomnie. — Quoi ! me disais-je intérieurement, c’est ainsi qu’on me traite ? c’est ainsi que l’on me parle ? Moi qui pourrais accuser, je ne puis pas même me défendre ! mon amitié et mon dévouement sont méconnus à ce point ! Cet amour qui est pour moi une idolâtrie, on en fait un jouet ! C’est en vain que je me tue à le contenir ; on viole sans ménagement mon silence douloureux. Je me consolais de ma souffrance par la pensée qu’elle était respectée comme doit l’être tout ce qui est sincère, et au lieu du respect, au lieu de la pitié même, on me raille ! C’est de la reconnaissance que l’on me doit, et c’est avec le mépris que l’on me paie ! Ah ! mon Dieu, c’est trop fort, oui , trop fort pour moi !

Nous nous séparâmes froidement après cette scène déplorable. J’essayai encore une fois de prendre la main de Marie, mais elle n’eut