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LE DERNIER RENDEZ-VOUS.

Mes pressentimens ne s’étaient point trompés. Six mois après, dans la cour des Messageries, je rencontrai sa mère. Elle me reconnut, et ma vue parut l’émouvoir. — Et ma petite amie ? lui demandai-je.

— Ah ! monsieur, me répondit-elle, nous l’avons perdue, voilà bien peu de temps. Durant sa maladie, elle a souvent parlé de vous, et, avant de mourir, elle a demandé à jouer encore une fois avec la poupée que vous lui aviez donnée un jour.

— Qui sait, me demandai-je alors avec amertume, qui sait ce que serait devenu mon souvenir dans le cœur de cette pauvre enfant, qui devait être une femme ? Elle m’eût aimé peut-être, et c’est pourquoi Dieu me l’a prise.

Le soir, quand je fus rentré chez moi, j’enveloppai d’un morceau de crêpe la couronne en papier d’argent, et, si triste qu’il m’apparût sous ce voile de deuil, parmi tous les souvenirs de ma vie, celui-là du moins est resté long-temps comme le plus chaste et le plus doux. Cet événement ayant redoublé ma misanthropie, je commençai à me livrer à la paresse et à la débauche. Je passais des soirées tout entières au fond des obscurs cabarets du voisinage, seul avec mon souci, accoudé devant un pot de faïence, plein jusqu’au bord d’un breuvage terrible. Les pauvres gens qui m’entouraient et venaient, comme moi sans doute, demander l’oubli de leurs maux à ces poisons que le bas prix met à la portée de l’indigence, je les ai vus souvent sortir encore plus désolés qu’à leur entrée, et murmurant tout bas les paroles qui sont le mot d’ordre de la haine. Ainsi que les monstres nés d’une conjuration magique, plus d’une action impie, dont le récit épouvante et que la raison ne peut expliquer, est sortie d’un de ces verres grossiers où l’ivresse verse un abrutissement farouche.

Au milieu de cette existence où chaque jour amenait en moi une dégradation nouvelle, le sentiment de l’art s’était profondément altéré. Le sens créateur, peu à peu engourdi dans l’oisiveté, avait été remplacé par le sens critique. Devant une œuvre qui excitait l’admiration, la première chose que j’aperçusse était son défaut. L’enthousiasme aussi s’éteignait : j’accablais de mes railleries ceux qui possédaient encore cette belle vertu, qui peut quelquefois vous rendre la dupe de vous-même, mais qui du moins ne dupe jamais les autres. Ce fut à peu près vers cette époque que mes relations devinrent plus rares avec les amis qui composaient notre petite société. Tu restas le seul avec qui je conservai quelque intimité ; mais cependant, toi qui me disais tout, il y avait déjà bien des choses que je ne te disais plus. Comment aurais-je osé te dire, par exemple, que les confidences que tu me faisais de ton bonheur avaient fini par me le faire désirer, et que, sans m’en être aperçu d’abord, il arriva un moment où mon cœur avait pris l’empreinte de ton amour ? Toi, tu ne t’apercevais de rien, ni du