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de mes camarades. Ils me gourmandèrent doucement d’abord ; mais moi, jusque-là si accessible aux conseils, je repoussai les leurs. Quand l’un d’eux me réprimandait, bien que ce fût avec toutes sortes de réserves discrètes, je me sentais humilié de son blâme par la raison même que je savais le mériter. Mes amis me laissèrent dès-lors, et cependant ne me firent pas plus mauvais accueil ; mais je devinai bien que leur amitié pour moi s’était refroidie. Il en résulta que je recherchai plus souvent la solitude. J’avais tort : la solitude est la mauvaise conseillère de ceux qui souffrent ou qui pensent souffrir ; elle envenima mon mal ; je m’enivrais de mon amertume ; je bondissais dans ma chambre comme un prisonnier dans son cachot ; des bouffées de haine me montaient au cerveau, et il y avait des instans où je souhaitais la puissance de nuire.

Un dimanche d’été, un de ces gais dimanches parisiens qui emplissent les rues d’une animation joyeuse, j’étais seul accoudé à ma fenêtre, regardant les passans aller au plaisir. Cette vue vint encore rembrunir l’ennui dans lequel j’étais plongé. Tout à coup j’entendis sur mon carré un éclat de rire enfantin : c’était une petite fille du voisinage qui s’amusait avec un lapin en plâtre dont un poids intérieur faisait incessamment osciller la tête. L’innocente joie de cette enfant m’agaça. — Qui t’a donné cela ? lui demandai-je en m’emparant de son jouet qu’elle me laissa prendre non sans inquiétude. — C’est maman, monsieur, parce que j’ai été bien sage, me répondit-elle. — Et où est ta maman ? — Elle est sortie et m’a donné un lapin pour m’amuser en l’attendant. Elle était charmante, cette petite fille. Greuze eût aimé la suspendre au jupon rayé d’une bonne mère villageoise dans un tableau domestique. En la regardant, je me rappelai mon enfance sevrée de jeux et une idée affreuse traversa mon esprit. Comme l’enfant tendait ses petites mains pour ressaisir son jouet, je le laissai brusquement tomber sur le carreau. Le lapin de plâtre se brisa en éclats. La petite fille ne poussa pas un cri et ne fit pas un geste, seulement ses bras s’abattirent le long de son corps et s’y collèrent comme pétrifiés.

Jamais l’affliction ne se révéla plus silencieusement sur une figure vivante. Elle resta pendant quelques secondes immobile, morne, la tête penchée, les yeux fixes, mais cependant secs. Chose épouvantable à dire, un instant j’ai tremblé qu’elle ne pleurât point : c’était son premier chagrin peut-être, et les larmes ne savaient pas encore le chemin pour arriver à ses yeux. Elles arrivèrent brusquement, et bientôt son visage en fut couvert. En les voyant couler, je me fis horreur à moi-même. L’assassin qui attend sa victime, la nuit, au coin d’une rue, ne me paraissait pas plus criminel que moi, qui m’étais fait volontairement le bourreau de cette joie enfantine. J’aurais voulu payer chacune de ces larmes d’une goutte de mon sang. Je pris la petite fille