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LE DERNIER RENDEZ-VOUS.

lonté trébuchait incessamment. Enfin, sur le pont d’un vaisseau, par un jour de tempête, j’eusse infailliblement été de ceux que la superstition des matelots effrayés accuse d’attirer le sort malin, et qu’ils précipitent dans la mer pour apaiser l’orage.

Toi, qui m’as connu alors, tu sais que ce n’étaient point là des chimères comme il en peut naître d’un esprit chagrin. L’hypocondrie est la maladie des natures défiantes, c’est une espèce de levain originel qui dispose certains hommes à une hostilité préventive, et les pousse à se croire redoutés parce qu’ils se sentent redoutables. Mais moi qui n’en voulais pas à la vie, pourquoi étais-je mis violemment hors la loi humaine ? De quel crime inconnu, commis par ma race, étais-je appelé à subir le châtiment ? Ce fut dans la dernière année de notre intimité que commencèrent à se développer en moi les symptômes d’une tristesse sauvage pleine d’irritations, de troubles et d’angoisses. Mon caractère égal, habitué dès ma naissance à se soumettre aux ironies de ma destinée, comme un esclave qui obéit machinalement aux caprices de son despote, devenait de jour en jour rétif et hargneux. Les plus mesquines contrariétés faisaient éclater mes plaintes. Moi, dont l’esprit conciliant me faisait quelquefois accuser de faiblesse, j’étais devenu enclin à la contradiction. Dans les discussions les plus pacifiques sur des sujets qui m’étaient indifférens, j’avais des répliques hostiles. J’avançais volontairement les argumens les plus absurdes, les propositions les plus choquantes, et je les défendais avec une passion âpre, une témérité offensive. Je trouvais une satisfaction coupable à éveiller ces demi-querelles dont la conclusion laisse toujours l’amour-propre froissé, sinon blessé, par quelque épigramme démouchetée, et quelque chose en moi tressaillait d’aise quand j’avais trouvé le défaut de la cuirasse chez l’un de mes contradicteurs. Le soir, quand j’étais rentré chez moi, je me livrais de préférence à la lecture des écrivains dont les œuvres étaient de nature à endolorir mes plaies intérieures. Inhabile à formuler ma plainte, j’aimais à emplir ma bouche avec les imprécations trouvées toutes faites dans les livres où le génie souffrant a déposé son fiel. Que de fois, comme Manfred, penché sur l’abîme, j’ai écouté avec une joie sauvage retentir dans l’âme de Byron les lamentations du désespoir moderne ! J’inoculais ainsi à mes doutes naissans les poisons des sarcasmes les plus navrés qui soient échappés à l’incrédulité et à l’orgueil des hommes ; je peuplais ma mémoire d’axiomes empruntés aux philosophies et aux pamphlets les plus audacieux du scepticisme, et, nain ridicule, j’en armais ma fronde anonyme pour lapider les idoles qui repoussaient mon adoration. Elle devait porter ses fruits, cette éducation du mal, et le terrain était préparé pour que le grain de la mauvaise parole y germât promptement.

Le changement qui s’était opéré en moi ne tarda pas à être remarqué