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dait d’autres ; avec toi du moins, j’échangeai des pensées. L’amitié que j’avais pour toi n’était pas seulement un lien formé par l’habitude, une affection basée sur une conformité de goûts ; pour moi, orphelin, c’était un sentiment qui me révélait l’amour de la famille, et le même sang eût coulé dans nos veines que tu n’aurais pas été plus mon frère. Tes amis ne tardèrent pas à devenir les miens, mais tu restas le préféré de mes sympathies. Que de longues promenades faites ensemble à travers champs ! que de douces causeries le soir dans l’atelier, où les vœux de tous se groupaient si fraternellement autour du désir de chacun ! Naïfs Argonautes, comme nous étions bien du même accord à tourner vers le même but la proue de nos navires, et comme il soufflait doux dans leurs mâts pavoisés, le vent de l’espérance ! Ah ! que de fois l’aurore nous a-t-elle ainsi surpris dans l’attitude des rêveurs heureux, ivres de leurs rêves, un pied dans les cendres et l’autre dans l’avenir ! Cependant, au milieu de vous, que devint la vie pour moi ? Rappelle-toi, Olivier, quelle fut mon existence en ce temps-là. Sur moi, chétif, inconnu, misérable, la fatalité semblait s’acharner, comme si j’eusse été un colosse ; humble roseau, elle me faisait les honneurs de la tempête. Mes espérances les plus modestes rencontraient des montagnes d’obstacles : sur les routes les plus unies, pour me faire trébucher, le grain de sable devenait caillou. J’avais beau me débattre, relever mon courage défaillant et le ranimer à la lutte : c’étaient autant d’efforts inutiles qui me laissaient plus fatigué ; la vie était pour moi comme une de ces échelles enchantées des féeries, dont les échelons s’abaissent au niveau du sol au fur et à mesure qu’on les franchit : je me retrouvais toujours au même point. Si j’avais des amis, des cœurs qui pour le mien s’ouvraient à toute heure, des mains loyales toujours tendues aux miennes, des dévouemens qui eussent répondu pour moi par la parole aussi bien que par l’action, cette amitié même, tu le sais, Olivier, peu à peu elle devint pénible pour moi ; toutes les fois que l’un de vous essayait de paralyser ma mauvaise chance, en se mettant entre elle et moi, son bon vouloir demeurait stérile. Ainsi que mes actions, mes paroles prenaient un sens opposé à celui que voulait leur donner ma pensée. Si, dans une conversation, je me trouvais hasarder une remarque qui différât de l’avis commun, il existait, sans que je le connusse, un motif qui faisait supposer une intention malveillante dans une réflexion faite naïvement et sans arrière-pensée. Si, au contraire, je me livrais, avec l’exaltation habituelle de mon caractère, à la louange de quelqu’un ou de quelque chose, une raison également inconnue incriminait ma louange en lui donnant une couleur de servilité ou d’intérêt. Partout et toujours les circonstances les plus ordinaires, les plus insignifiantes en apparence, formaient comme un inextricable lacis dans les mailles duquel ma vo-