Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/501

Cette page a été validée par deux contributeurs.
495
LE DERNIER RENDEZ-VOUS.

timens élevés, aucune des vertus qui font de l’homme une créature supérieure ne me faisait défaut. Toutes mes aspirations avaient les ailes de l’enthousiasme et tendaient vers un pôle unique, qui était l’amour du bien et la recherche du beau. J’avais été porté vers l’art par la rêverie, qui est la compagne des solitaires, et je m’étais fait artiste parce qu’en voyant les œuvres du génie, l’art m’avait paru une puissance donnée à l’homme pour glorifier dans des œuvres durables les grands spectacles que lui offrent la nature, les belles actions auxquelles il assiste, et les nobles passions qu’il éprouve. À dix-huit ans, la corruption de l’esprit moderne avait laissé toutes mes croyances immaculées. Je niais le mal avec l’assurance d’un stoïcien qui nie la douleur, et jamais cœur plus riche d’illusions ne s’offrit en holocauste à l’expérience. Telle avait été ma vie quand je vous ai connus, toi et nos autres amis. Ah ! ce jour où nos pas devaient se rencontrer dans le même chemin, c’est peut-être de toute ma vie le seul vers lequel je puisse remonter sans que ma pensée en revienne plus triste. On l’a démolie, cette pauvre baraque ouverte aux vents où nous avons rompu le pain du premier repas fraternel, où nous avons bu le vin fraudé qui tache en bleu. Le jour où l’on a jeté bas cette maison hospitalière, je passais devant par hasard, et, comme j’y passais, un ouvrier armé d’une pioche s’apprêtait à desceller le banc de pierre sur lequel nous étions restés assis pendant toute la soirée qui avait suivi notre première rencontre. Le temps était le même que ce jour-là. Dans un ciel pareil, des nuages d’une même forme couraient à l’horizon, au fond duquel le paysage, éclairé pareillement, reproduisait le même effet de lignes et de lumière qu’ensemble nous avions remarqué. Je me suis senti défaillir en voyant menacée de ruine cette pauvre pierre restée dans mes souvenirs sacrée comme un autel. J’ai abordé l’ouvrier et je lui ai offert de l’argent, s’il voulait me laisser asseoir sur ce banc pendant quelques instans et m’y laisser seul. Il me regarda d’un air ahuri, me crut fou, prit mon argent et s’en fut avec ses compagnons le boire au cabaret voisin, où je les entendis rire de mon aventure.

Pendant qu’ils riaient, j’étais assis sur le banc. Au bout d’une demi-heure, quand je me levai pour partir, j’avais le visage humide. Ah ! ces larmes que j’ai versées, c’étaient les dernières qui filtraient d’une source tarie, hélas ! à jamais, j’en suis sûr, car j’en ai ri depuis, et il n’y a pas long-temps. À dater du jour où nous nous sommes sentis, sur une grande route et sans nous connaître, attirés l’un vers l’autre, nous ne nous sommes guère quittés pendant trois ans. Il nous sembla que nos idées étaient comme des sœurs isolées qui se cherchaient depuis long-temps. Pour moi, qui n’avais jamais eu avec personne aucune intimité, c’était la première fois de ma vie que je causais : jusque-là j’avais parlé, échangeant des mots auxquels on en répon-