Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/500

Cette page a été validée par deux contributeurs.
494
REVUE DES DEUX MONDES.

en est atteint doit être détesté et tenu à l’écart à l’égal d’un lépreux. C’est, de toutes les mauvaises passions, celle qu’on a le droit de condamner sans lui permettre de se défendre, et celui qui absout un envieux ou qui le plaint seulement fait descendre l’indulgence ou la pitié au rang du sacrilège. Et cependant, si honteux et si méprisable qu’il soit, ce vice porte sa punition avec lui-même, car il constate aux propres yeux de celui qui en est atteint l’infériorité de sa nature ; il le force, à part lui, aux aveux les plus humilians ; il flagelle sa vanité, souille tous ses désirs, l’oblige à se mépriser, presque à se craindre, et lui inspire sa propre haine, encore plus violente peut-être que la haine qu’il a pour les autres.

Ah ! tout à l’heure, continua Urbain avec un accent plein d’amertume, autour de cette table que nous venons de quitter les uns et les autres, en choquant joyeusement vos verres, vous vous rappeliez le temps disparu, et vous disiez avec un regret commun : C’était le bon temps ! Cependant votre existence d’aujourd’hui n’est pas comparable à celle d’autrefois ; mais la mauvaise fortune, quand on ne la voit plus que de bien loin et derrière soi, c’est comme la maîtresse que l’on a quittée à cause de ses défauts et dont on ne se rappelle plus que les qualités dès qu’elle est absente. Seul parmi vous, convive taciturne, si tu l’as remarqué, j’ai gardé le silence. Que pouvais-je regretter en effet, moi qui suis venu au monde dans le berceau des orphelins, moi dont le vent des grandes routes a séché les premières larmes, quand je pendais chétif aux mamelles sans lait d’une femme inféconde qui ne m’avait adopté que pour faire de son nourrisson un titre de plus à la pitié des passans ? Un peu plus tard, dans l’âge de l’ignorance et de l’insouciance, ma destinée toujours marâtre apprenait à mon enfance toujours errante combien il fallait de gouttes de sueur pour se pétrir une bouchée de pain. Parvenu à l’adolescence, j’avais du moins, si l’on m’interrogeait sur ma famille, le triste et légitime orgueil de pouvoir répondre en montrant mes deux mains : Voici mon père et voici ma mère. Cependant, au milieu de l’abandon et de la misère auxquels je paraissais voué nativement, je n’avais jamais laissé passer un jour sans remercier Dieu de m’avoir mis sur la terre. Jamais de ma bouche n’était sortie une parole qui eût le son d’une plainte, jamais le bonheur d’autrui n’avait offensé mes yeux ; le spectacle de la joie des autres étant pour moi la preuve visible que le bonheur existait réellement ici-bas, je m’en faisais au contraire une consolation et un encouragement. Chrétien comme les primitifs auditeurs de l’Évangile, j’espérais et j’attendais la part de joie qui m’était due et promise, et je ne supposais pas que la résignation humaine, épuisée par de trop longs délais, fût jamais en droit de protester la promesse divine. À l’époque où j’atteignis l’âge viril, aucun des sen-