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LE DERNIER RENDEZ-VOUS.

et toujours, ton unique préoccupation. Ton esprit savait trouver des ruses inouies pour qu’on t’offrît le prétexte d’ouvrir ton cœur. Dans les propos et les actes les plus indifférens de la vie, ta passion émanait de toi comme ces parfums qui s’échappent du vase qui les renferme. Ce bonheur dura dix-huit mois. À cette époque, l’existence déjà si dure pour nous se faisait pour toi pleine de caresses et te ménageait comme une mère tendre qui protège son enfant débile. Ah ! dans ce temps-là, que de malheureux ton bonheur a dû faire, ô prodigue, qui, voyant ta part de félicité si grosse, la dépensais de si bon cœur, sans même avoir le chagrin de penser qu’elle était peut-être grossie de la part des autres ! Quand arriva le jour du malheur, ce fut à moi que tu songeas. Entre tous tes amis qui pouvaient, aussi bien que moi, te rendre le service que réclamait la circonstance, ce fut moi que tu choisis, et, quoi que j’aie pu dire et faire pour te détourner de ton choix, tu t’obstinas à le maintenir. Si alors j’ai cédé à tes sollicitations, ce fut moins pour t’obliger que pour t’empêcher de mettre en doute mon dévouement. En consentant à recevoir Marie et à la cacher chez moi, je me soumettais à une rude épreuve, et la catastrophe qui devait terminer ta liaison avec elle n’était pas la seule que j’eusse prévue.

Le jour où elle passa pour la première fois le seuil de ma porte, j’étais plus ému et plus inquiet que toi-même en voyant s’asseoir à mon foyer cette femme dont tu me parlais depuis si long-temps. La nature de mon émotion et de mon inquiétude, je la reconnus bien vite. Rappelle-toi, Olivier, rappelle-toi qu’aussitôt après vous avoir installés dans ma chambre, je me retirai sur-le-champ, malgré vos instances communes pour me retenir près de vous. C’est qu’il me paraissait impossible que le trouble où j’étais pût vous échapper. Je fus tellement indigné de ce qui se passait alors en moi, que j’allai en toute hâte me confesser à deux ou trois de nos amis. Ils me répondirent que je me faisais injure à moi-même et firent tous leurs efforts pour me calmer. Quoi qu’ils eussent dit cependant, et malgré le mépris dont ma conscience me châtiait déjà, j’éprouvais une singulière douleur à songer que tu étais mon ami. Ah ! l’affreuse nuit que j’ai passée, battant le pavé des rues blanches de neige, obsédé par un instinct de jalousie insensée qui me ramena deux ou trois fois sous les fenêtres de la chambre où je t’avais laissé avec ta maîtresse ! — Qu’a-t-il donc fait pour être heureux ? me disais-je en regardant briller la lumière qui sans doute éclairait votre veillée d’amour. Et cette monstrueuse parole de l’envie : Pourquoi lui plutôt que moi ? était la pensée d’achoppement où mon esprit se heurtait sans cesse. À cette heure même où je me rappelle tout ce que j’ai souffert durant cette mortelle nuit, je ne songe pas à me justifier. L’envie est un vice hideux entre tous, et celui qui