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qui jadis avait été pour nous une espèce de chant du travail. Je me tenais à quelque distance derrière eux, content que l’on ne songeât pas à me distraire d’un isolement peuplé de souvenirs qui portaient vos couleurs. Tout à coup je me sentis frapper sur l’épaule, et, ayant levé la tête, je vis Urbain à mon côté. « J’ai à te parler, me dit-il en m’arrêtant. — Soit, répondis-je ; mais ne pouvons-nous causer en marchant ? — Oui, fit Urbain ; cependant tenons-nous à distance, je ne veux pas qu’on nous entende. Tu m’en veux toujours, me dit-il, tu m’en veux encore, n’est-ce pas, Olivier ? Je l’ai bien vu tout à l’heure, quand cet imbécile a parlé de Marie.

— Pourquoi, répondis-je à Urbain, viens-tu à ton tour me rappeler ce nom ?

— Parce que ce nom nous rappelle à tous les deux un événement qui nous a rendus bien malheureux l’un et l’autre.

— À qui la faute ?

— À moi seul, à moi seul ! s’écria Urbain avec vivacité. Depuis cette époque, reprit-il, tant de jours se sont écoulés, tant d’événemens aussi ! Nous avions l’un et l’autre, et chacun de son côté, tellement battu et rebattu la vie ! Je ne croyais pas que tu pusses songer encore à une chose que j’avais, pour mon compte, si complètement oubliée. Je me suis aperçu du contraire tout à l’heure, quand j’ai vu toute ta rancune te monter dans les yeux. C’est pourquoi j’ai voulu te parler. Écoute-moi donc : il faut que cette affaire-là soit vidée.

— Que peux-tu m’apprendre que je ne sache depuis long-temps ? Si tu pouvais te justifier, ne l’aurais-tu pas fait il y a dix ans ? Tout à l’heure, c’est vrai, une vieille blessure s’est rouverte dans mon cœur : c’était la première, et elle fut longue à guérir. J’avais devant les yeux celui qui me l’avait faite, et quelque chose en moi a pu tressaillir. Tu t’en es aperçu, je ne le nie pas ; mais à présent je n’y songe plus.

— Tu ne fais que cela depuis que nous sommes en route ; écoute-moi donc, reprit Urbain : non, tu n’as pas tout su il y a dix ans. Je ne veux pas me justifier aujourd’hui, je veux m’accuser au contraire : tout dire, quoi qu’il en puisse résulter de douloureux pour l’un et l’autre ; rouvrir cette blessure dont tu parlais tout à l’heure, ou peut-être aussi la fermer à jamais guérie, et, quand j’aurai tout dit, te tendre la main et attendre la tienne, voilà ce que je veux.

Ce préambule, comme vous le pensez bien, avait au plus haut point excité ma curiosité. — Parle donc vite, dis-je à Urbain. Il passa son bras sous le mien, et commença ainsi sa révélation :

— Je ne sais pas si tu te souviens encore comment tu aimais Marie il y a dix ans ; mais, moi, je me le rappelle, et je ne pense pas que les amours qui lui ont succédé aient jamais approché de celui-là. Cette femme était devenue ta pensée unique ; parler d’elle à tous, partout