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LE DERNIER RENDEZ-VOUS.

à la mémoire de tous les assistans la seule action mauvaise qui eût été commise par l’un de nous dans un temps où nous ne comprenions pas encore que la méchanceté pût être pardonnée, même à l’esprit… L’auteur de cette trahison…

— Oh ! vous n’êtes pas généreux, Olivier, interrompit brusquement Marie, et cette persistance à parler de ce qu’il vous serait si facile de taire me punit cruellement d’avoir consenti à vous revoir.

— Encore une fois, Marie, ne donnez pas à mes paroles un sens qu’elles n’ont point. Dans cette trahison, je l’ai su depuis, vous fûtes moins la complice d’Urbain que sa victime. Jadis j’ai souffert, et bien souffert en effet ; mais si j’ai pleuré comme un enfant, si j’ai voulu mourir, ce ne fut pas seulement parce que mon premier amour et ma première amitié avaient été trahis l’un et l’autre, et l’un par l’autre : c’était aussi parce que vous étiez perdue pour moi, et parce que mon ami ne me pardonnait point d’avoir eu quelque chose à lui pardonner.

Voyant l’état de gêne où sa malencontreuse question avait jeté tout le monde, celui qui me l’avait adressée tenta de faire oublier l’incident que votre nom avait rappelé dans toutes les mémoires. Comprenant sa pensée dès les premiers mots, tous les convives s’y associèrent ; mais, si habile qu’elle fût, la transition avait été trop prompte. On parlait bien d’autres choses, mais chacun, tout bas, songeait à celle dont on avait voulu éviter de parler. Urbain et moi étions les seuls qui eussent gardé le silence. Lui se tenait debout contre cet arbre que voici et en taillait l’écorce avec son couteau pour se donner une attitude indifférente ; moi, j’étais assis à cette même place où vous êtes, n’écoutant pas ce qui se disait autour de moi, ma tête dans l’une de mes mains, et de l’autre faisant des efforts pour comprimer les battemens de mon cœur, dont la première blessure venait de se rouvrir subitement. Mes amis, voyant l’isolement volontaire dans lequel nous étions l’un et l’autre, devinant à l’air de notre visage la pensée secrète qui nous faisait rechercher cette solitude, essayèrent de nous rallier à la conversation commune. L’un d’eux, s’étant levé, fit le tour de la table, et, après avoir rempli tous les verres, proposa de boire à notre réunion de ce jour et à une prochaine. — À la mémoire du passé, au bonheur de l’avenir ! dit un des convives en donnant le signal du toast. — Au souvenir des bons jours et à l’oubli des mauvais ! ajouta un autre.

Ne pouvant nous dispenser de faire comme tout le monde, car tous les regards étaient fixés sur nous, Urbain et moi nous avions pris nos verres ; mais nous hésitions encore à les rapprocher, lui sans doute retenu par l’amour-propre, et moi par une franchise qui répugnait à témoigner publiquement un sentiment contre lequel je sentais protester une vieille rancune subitement revenue. Cependant Urbain se décida le premier, et, s’étant avancé de mon côté, il approcha son