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LE DERNIER RENDEZ-VOUS.

contemplation fit naître au même instant dans le cœur de l’un et de l’autre un émoi commun, une pensée commune. Ils se la communiquèrent par un simple échange de regards, auquel ils ajoutèrent une rapide pression de main, comme si cette mâle caresse de l’amitié leur semblait plus puissante qu’une tendre parole pour exprimer la joie qu’ils éprouvaient l’un et l’autre à se voir tous les deux en si parfait accord.

Ce fut alors qu’une servante apporta le déjeuner.

C’était, à vrai dire, un assez frugal repas, improvisé à la fortune d’une maigre cuisine dont les fourneaux ne flambaient guère que le dimanche. Néanmoins le jeune homme se mit à manger sans façon, invitant sa compagne à l’imiter, ce qu’elle fit de bonne grâce, mordant bellement et à belles dents au pain bis, et buvant, sans trop faire la grimace, le petit vin de pays qui moussait dans son verre. Le commencement du déjeuner fut encore à demi silencieux. Cependant dans leur silence même, et jusque dans l’attitude réservée qu’ils conservaient en face l’un de l’autre, on sentait palpiter le désir égal qu’ils avaient de rompre ce silence, et leurs moindres gestes trahissaient cette préoccupation. Il y eut un moment où, le pied de la jeune femme ayant involontairement effleuré sous la table celui de son voisin, elle sentit la vibration soudaine que ce léger contact venait d’imprimer à tout son être, et, la seconde après, leurs mains s’étant rencontrées en prenant un fruit dans une assiette, ce fut elle à son tour qui tressaillit comme sous un choc électrique.

Tout à coup le jeune homme, désignant la table où ils se trouvaient assis, lui dit en souriant :

— Cette place m’est heureuse. Il y a environ un mois, j’ai fait ici même un dîner champêtre ravissant.

— En tête-à-tête ? demanda sa compagne.

— Non, répondit-il simplement. J’étais avec plusieurs de mes amis. Nous nous sommes trouvés si bien sous ce berceau, que nous avons manqué le dernier départ du chemin de fer, et force nous a été de retourner à Paris à pied.

— Quel grave motif avait donc pu vous attarder ainsi ?

— Une causerie intime qui s’est engagée après le dîner. Nous étions là quatre ou cinq camarades, tous entrés à la même époque dans la carrière difficile où chacun de nous devait heureusement réussir, ayant suivi pendant long-temps le même chemin, liés par une commune solidarité d’espérances et de peines, si fraternellement unis qu’il est telle année où nous ne sommes pas restés une heure sans nous voir. Puis peu à peu la nécessité, les exigences d’intérêt, ce refroidissement progressif qui est pour ainsi dire une loi de physique morale à laquelle les affections de l’homme sont soumises, nous avaient éloignés les uns