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mille sur quatre cent cinquante mille citoyens, c’est-à-dire à peu près aux trois quarts de la population domiciliée dans la ville. Cette effrayante proportion se maintint durant plusieurs règnes. Partagés entre les terreurs et les voluptés, les empereurs n’eurent d’autre politique que de distribuer à la ville affamée les richesses de l’univers mis au pillage. Épuiser le monde pour nourrir Rome afin d’y prévenir les séditions, telle fut la préoccupation presque exclusive de leur gouvernement. Tel empereur ajouta aux distributions mensuelles l’huile de l’Asie et de l’Afrique, tel autre imagina d’enivrer la plèbe des vins de la Grèce et des Gaules. Les divins Césars allèrent jusqu’à s’ériger en boulangers et à faire distribuer quotidiennement des petits pains de fine fleur de farine avec une certaine quantité de viande, genre de distribution qui finit par devenir habituel, et pour lequel, dans les provinces tributaires, l’agriculture dut épuiser ses dernières ressources. Des congiaria en nature grossissaient souvent ce budget normal de la misère et de la rapacité quiritaires. Un empereur avait-il remporté ou simulé une victoire, avait-il épousé une prostituée, ou le sénat le plaçait-il après sa mort au rang des dieux auxquels les nations se disputaient l’honneur d’élever des autels : des distributions extraordinaires d’objets mobiliers étaient faites au peuple. Déjà il ne suffisait plus de jeter un morceau de pain au Cerbère pour l’empêcher de mordre. Les plébéiens, dont le sang avait coulé durant sept siècles pour élever l’édifice de quelques gigantesques fortunes, entendaient participer en quelque chose aux voluptés dont le spectacle s’étalait à leurs yeux sans pudeur et sans prudence. Quand un général romain avait porté la dévastation sur un point nouveau du globe, on distribuait donc au peuple les riches étoffes, les meubles précieux enlevés aux palais de l’Asie, et les pauvres sellularii de la porte Trigémine ou du Vélabre paraient leurs haillons de lambeaux arrachés au front des rois traînés en triomphe et mis à mort. Ces libéralités se faisaient quelquefois individuellement, selon le mode ordinaire ; le plus souvent elles s’opéraient au moyen de tesseres, sorte de billets de loterie jetés au hasard comme une pluie d’or sur la foule entassée dans les amphithéâtres. En revenant du spectacle que lui avait donné la lutte de gladiateurs le saluant pour la dernière fois ou l’agonie de quelques chrétiens expirant sous la dent des bêtes féroces, le peuple-roi allait prendre sa part des dépouilles du monde.

Ce n’était point assez pourtant : à ces distributions organisées par l’état, et auxquelles concouraient les richesses de l’univers, force avait été d’ajouter des ressources quotidiennes qui assurassent sans aucun travail et même sans aucune sorte de préparation culinaire l’alimentation de ces masses qui tenaient tout travail pour infâme, et dont l’agitation était si redoutable. À l’annone distribuée par l’autorité publique venait donc se joindre la sportule due par chaque patron à sa légion