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des prospérités humaines ; mais elle était en même temps pour l’ancien noyeur un motif de préférence. Aussi n’hésita-t-il pas à pousser la demi-porte à hauteur d’appui qui fermait l’entrée.

Une vieille femme tricotait près du foyer à la lueur d’une chandelle de résine ; elle se leva, visiblement surprise de l’arrivée d’un hôte, et, à sa demande d’un souper et d’un gîte, elle voulut faire relever sa petite fille pour tout préparer ; mais, après avoir seulement réclamé du pain et de l’eau-de-vie, Jacques se fit conduire dans une chambre basse, dont la fenêtre s’ouvrait sur la berge de la Loire, souhaita brusquement le bonsoir à l’hôtelière et s’enferma.

Pendant que le père d’André allait chercher, comme d’habitude, dans l’ivresse, et le sommeil l’oubli de son passé, non loin de là veillait quelqu’un dont ce passé avait détruit toutes les espérances. Vis-à-vis même de l’auberge de l’Ancre d’argent, à une encâblure de la rive, se dressait sur les eaux une sorte de tour carrée, dont la silhouette sombre découpait le ciel : c’était le moulin flottant de la mère de François. Entine y était arrivée depuis quelques heures en compagnie de Méru, qui l’avait bientôt quittée avec son neveu pour garer le futreau des glaces qui commençaient à paraître en rivière. Après l’échange obligé de questions et de réponses qu’entraîne une première entrevue, la meunière l’avait conduite au petit cabinet qui lui était destiné, à l’étage supérieur du moulin, et l’avait quittée en lui promettant qu’elle allait dormir comme un enfant de trois ans, bercée par la bonne rivière jusqu’au lendemain.

Malgré cette prédiction, la jeune fille resta long-temps éveillée. Elle songeait à l’aventure de la veille, à la manière dont son oncle s’était séparé d’André, à l’impossibilité de lui faire jamais accepter pour neveu le fils de Jacques le noyeur, et son cœur s’acharnait à cette triste pensée. Sa malicieuse gaieté s’était envolée ; elle était assise sur son lit, la joue appuyée à l’oreiller qu’elle mouillait de larmes toujours renouvelées ; on eût dit les larges gouttes d’une pluie d’été. Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi. Enfin les pleurs s’épuisèrent ; sa paupière gonflée se ferma, et, soupirant encore comme un enfant que le sommeil a surpris dans un de ses fugitifs désespoirs, elle s’endormit les deux bras repliés sur son front.

Un murmure sourd, mais prolongé et profond, la réveilla. Peu à peu, il sembla s’approcher et grandir. C’était un roulement progressif et puissant. Bientôt des lueurs brillèrent, le beffroi tinta à Saint-Pierre ; une grande voix s’élevait formée de mille voix et répétait : — La débâcle ! la débâcle !

Ce cri terrible courait depuis la haute Loire, poussé par des messagers qui traversaient les villes, les bourgs, les hameaux, penchés sur leurs chevaux haletans et secouant une torche enflammée. À la Meilleraie,