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surtout, n’est-ce pas lui faire trop d’honneur ? N’est-ce pas trop bénévolement se prêter au vœu secret des auteurs, qui ont espéré obtenir, à force de folies, l’attention qu’ils n’obtiendraient pas en restant dans les voies battues ? N’importe ! l’esclave ivre, montré aux jeunes Spartiates pour les dégoûter de l’ivresse, peut avoir son utilité dans notre littérature, et il n’est pas mal de faim voir à quelques-uns de nos illustres jusqu’où ils peuvent mener leurs jeunes admirateurs par leurs paradoxes de divan et de foyer. Il est bien entendu que, dans ce livre de M. de Goncourt ; tout ce qui est récit, intrigue, cadre, second plan, personnages, échappe à l’analyse et ne forme qu’un indéchiffrable chaos. Autant vaudrait laisser tomber au hasard sur une toile toutes les couleurs d’une palette, et prétendre ensuite qu’on a fait un tableau ; mais il y a un chapitre où les auteurs nous donnent leurs jugemens littéraires, et celui-là est assez curieux : « Racine n’a jamais connu de la passion que ce qu’a voulu en partager avec lui le petit Sévigné. » - « Corneille a un très grand mérite auprès des mémoires courtes ; mais il n’y a pas de sublime plus glacial que le sien. » Quant à Molière, deux petites pages suffisent à ces messieurs pour démolir sa gloire : « Qu’est-ce, je vous le demande, que tout le grand monde de Poquelin ? Dorines métaphysiciennes, Gérontes-Cassandres, Lucindes insignifiantes, Arnolphes apôtres du pot-au-feu, Agnès impossibles, Aristes encombrans de bon sens, etc. » Nous n’irons pas jusqu’au bout de cette énumération ; le début fait juger du reste. On ne cite pas des lignes comme celles-là : on les note comme on noterait, dans une nomenclature scientifique, quelques-uns de ces faits monstrueux qui intéressent la science par cela même qu’ils la déjouent. MM. de Goncourt ont leurs raisons pour médire de à Molière, et aussi pour omettre quelques noms dans la liste de ses personnages. Vadius et Trissotin sont de tous les temps. Seulement les radius de tabagie et d’atelier ont remplacé les Trissotins de salons et de petits vers. Voilà toute la différence ! En vérité, lorsqu’on voit à quelles extravagances peut arriver la fantaisie, on a besoin, pour lui pardonner, de se rappeler à quelles fadeurs peut descendre le bon sens, surtout lorsque, délayant pour la centième fois le charmant proverbe d’un Caprice, il cherche dans la Cuisinière bourgeoise l’idéal des félicités domestiques, et fait d’une robe de chambre et d’une paire de pantoufles le dernier mot de la diplomatie en ménage !

On ne passe pas sans quelque plaisir de ces petites querelles de la fantaisie et du bon sens au paisible domaine des mélodies. Le Théâtre-Italien a repris la Sonnernbula : quelle douce et fraîche idylle ! Bellini a écrit des partitions plus grandioses, Norma, par exemple, et les Puritains ; mais, selon nous, c’est dans la Sonnambula que ce mélancolique génie s’est révélé tout entier. Dans ce cadre un peu restreint, sous ces rustiques ombrages, rien ne se ressent de ce qui manquait au jeune maestro sous le rapport de la puissance et du souffle ; chaque partie de l’œuvre concourt à l’harmonie de l’ensemble, sujet, personnages, choeurs, orchestre, mélodie, inspiration et style. La Sonnarnbula, par malheur, ne date pas d’hier, et il est impossible d’en parler sans évoquer le souvenir des grands artistes que Bellini eut autrefois pour interprètes. Rubini, Marin, ont chanté le rôle d’Elvino, et M. Calzolari assurément ne peut s’étonner qu’on s’en souvienne et qu’on les regrette. Le personnage d’Amines est un de ceux que la Malibran avait marqués du sceau de cette individualité poétique et passionnée, si présente encore à l’esprit de tous ceux qui l’ont applaudie.