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leur en disent plus que l’argumentation la plus savante et la plus précise. Je n’essaierai donc pas de leur démontrer la vérité, qu’ils connaissent aussi bien que moi. Quant à la foule, habituée à recevoir comme sensées les maximes proclamées à son de trompe par les charlatans, je me contenterai de lui rappeler que tous les artistes vraiment dignes de ce nom ont évité avec un soin religieux d’empiéter sur le domaine d’un art voisin. Mozart, qui tient dans la musique le même rang que Phidias dans la statuaire, Raphaël dans la peinture, Mozart s’est toujours renfermé dans l’expression des sentimens généraux, tels que l’amour, la joie, la colère ou la jalousie, et n’a jamais essayé de confier à l’orchestre ou à la voix humaine l’analyse et l’expression des sentimens que la parole seule peut traduire. Il s’est rencontré, sous Louis XIV, des sculpteurs qui ont voulu engager la lutte avec la peinture, qui ont confondu la tâche du pinceau avec la tâche de l’ébauchoir, et leur nom est depuis long-temps englouti sous les flots d’un légitime oubli. À peine quelques érudits savent-ils le nom de ces novateurs téméraires, qui prenaient pour une hardiesse l’ignorance des principes qui devaient les guider. Plus tard, il s’est trouvé des peintres qui ont pris la statuaire pour conseil unique, et, malgré leur savoir, malgré leur persévérance, ils n’ont pas réussi à déguiser la fausseté de leur méthode. Leurs travaux, bien qu’empreints d’un sérieux amour de la beauté, d’un respect profond pour l’harmonie linéaire, s’écartaient trop manifestement des conditions de la peinture pour contenter les juges compétens. Ces souvenirs sont trop voisins de nous pour qu’il soit nécessaire de les réveiller : ils sont présens à toutes les mémoires.

Le danger pour M. Chenavard n’était pas dans la statuaire, mais dans la poésie. Résolu à représenter, dans une suite de compositions, tous les momens capitaux de l’histoire humaine, il pouvait se laisser entraîner au désir de lutter avec la parole. Il pouvait croire qu’il était permis, dans une telle occasion, d’élargir les moyens employés par la peinture, et de tenter, avec le seul secours du dessin et de la couleur, l’expression des sentimens et des pensées que l’histoire, la philosophie et la poésie ont en jusqu’ici le privilège de traduire. La tentation était puissante ; heureusement il n’a pas succombé. Sa tâche ainsi comprise est devenue plus facile. Une fois convaincu, en effet, que toute pensée, pour arriver à l’esprit du spectateur, devait passer par les yeux, et qu’il s’agissait, non pas de soutenir une thèse, mais de composer un tableau, il a interrogé l’histoire d’une manière toute spéciale. Il s’est attaché à saisir dans l’ensemble des faits tous les épisodes qui pouvaient frapper le regard, et cette étude lui a porté bonheur. Dans les vingt cartons achevés aujourd’hui, il n’y en a pas un qui, pris en lui-même, abstraction faite de la série à laquelle il appartient, ne présente un sens net