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chez qui les reflets du dehors, en se mêlant avec les réflexions du dedans, produisent naturellement des tableaux symboliques. Il se peut que Mme Browning n’ait pas les images du premier ordre, celles du moins qui sont une comparaison ; mais ses visions d’esprit ont pour elle la densité d’une réalité, et elle excelle dans ces autres images qui consistent à tomber juste sur le trait saillant d’un objet ou à rendre palpable une qualité morale cri saisissant le geste familier, ou le coup d’œil qui peut en donner l’idée. — Elle a des mots d’un pittoresque laconique comme les meilleurs de M. Hugo, et elle en a d’autres qui sont coquets et tout féminins comme les plus jolies trouvailles de Mme Valmore.

« Les petits sourires saccadés, dit-elle d’une fiancée, vont et viennent avec son haleine, quand elle parle ou soupire. »

Il est dommage, grand dommage qu’elle aime trop certaines locutions, certaines dignités de style, et qu’elle soit parfois trop femme pour ne pas voir les défauts de ceux qu’elle aime. Si elle pouvait seulement enlever trois ou quatre mots… Mais je n’achève pas, car c’est là un souhait qui rentre dans les vana hominum vota. Sans le trop d’ardeur qui est la cause de ces taches, elle n’aurait pas ses mérites, et, malgré ces taches, elle est toujours, avec M. Tennyson, le poète qui construit le mieux un morceau en Angleterre. Aux qualités entraînantes de la verve française elle unit la ferveur et l’intensité anglaises. Sur les pensers du nord elle fait des vers du midi. Ses pièces lyriques pourraient être comparées à certains portraits de Titien : ce sont des tableaux en entonnoir qui précipitent l’attention sur un effet central.

Je voudrais pouvoir m’arrêter là. Malheureusement Mme Browning a écrit des poésies d’un troisième genre qui me mettent en grand embarras. Je fais allusion plus particulièrement à sa dernière publication, les Fenêtres de la Casa Guidi. Comme puissance et comme originalité dans un certain genre d’inspiration saccadée, le poème est loin d’être inférieur à ses devanciers ; rien de pareil même n’avait encore paru en Angleterre ni ailleurs. Le sentiment maternel et l’enthousiasme politique, les fraîches délicatesses de la femme et les conceptions abstraites s’y mêlent dans la plus étrange confusion. Les idées saines y prennent des proportions bizarres comme les arbres à travers le brouillard ; la couleur pittoresque y touche à l’incohérence ; l’amour frise la haine, les sentimens les plus nobles enfin et les plus vrais s’exaltent jusqu’aux limites de cette ivresse où ils ne se distinguent plus des hallucinations de l’imagination. Pourtant c’est encore un bénéfice pour la poésie : sans cesser d’être naturels, ils prennent en quelque sorte la beauté surnaturelle d’un revenant. Bref, c’est un chaos, un confluent d’électricités, je dirais presque c’est comme la