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forêt dont les broussailles et les lianes s’emmêlent en haut et en bas pour épaissir l’ombre et le fourré, obscur dédale où s’entassent, ici un barrage de misérables épines, là les débris de quelque haute intention abattue par la foudre, quelle précaution suffira pour frayer un passage à travers tes profondeurs ? Heureux ceux qui prennent la foi pour guide et qui marchent à sa suite, soutenus dans les ténèbres par les choses invisibles, fermes dans la croyance que l’obscurité est le chemin de la lumière où l’on n’arrive que par elle, fermes dans la conviction que, durant ce voyage terrestre, les heures de soleil que l’on perd sont un moins grand malheur que l’ombre dont on n’a pas su tirer profit ! »

Malheureusement l’exécution de la pièce est lâche, et sa substance n’est pas, à beaucoup près, aussi riche que celle de Philippe d’Artevelde. Les mêmes teintes attrayantes et douces sont répandues sur la plupart des scènes, mais la puissance est absente. En pénétrant dans ce domaine de la conscience, où j’ai voulu suivre aujourd’hui la poésie contemporaine, M. Taylor ne s’y est pas taillé une seconde principauté. Il l’a parcouru en homme qui le connaissait ; il y a poursuivi d’agréables visions. C’est là tout. Ses terres seigneuriales restent ailleurs.

Avec Mme Browning, au contraire, c’est une principauté importante de ce domaine même que nous allons visiter. Femme, elle est une preuve nouvelle que les femmes, si elles ne fournissent pas de grands conquérans ni des Christophes Colombs, peuvent parfaitement hériter, acquérir des fiefs en pays déjà conquis, et même augmenter leur héritage. J’emprunte quelques renseignemens sur elle aux souvenirs de miss Mitford.

« Il y a déjà plusieurs années que je fis la connaissance d’Elizabeth Barrett. Elle était certainement une des plus intéressantes personnes que j’eusse rencontrées. Tous ceux qui la voyaient s’accordaient à le dire… D’une taille frêle, avec une profusion de cheveux noirs, une figure expressive et de grands yeux affectueux, elle avait un tel air de jeunesse, que j’eus quelque peine à persuader à ma compagne que la traductrice du Prométhée d’Eschyle était d’âge à figurer en société. Par l’entremise bienveillante d’une amie, je fus à même de jouir souvent de sa compagnie. Nous eûmes des rapports si familiers, qu’en dépit de la différence de nos âges, la familiarité se changea bientôt en amitié, et, après mon départ, nous entretînmes une correspondance suivie. Ses lettres étaient juste ce que des lettres doivent être : sa conversation même déposée sur le papier, L’année suivante fut douloureuse pour elle et ceux qui la connaissaient. Elle se rompit un vaisseau dans la poitrine, et, après l’avoir soignée pendant une douzaine de mois dans sa famille, le docteur Chalmers, à l’approche de l’hiver, lui recommanda un climat plus doux. Elle partit ; mais, encore toute souffrante, elle se vit soudain frappée, dans sa famille, par un douloureux malheur qui faillit la tuer, et qui devait laisser sur toute sa poésie une teinte profonde de réflexion et de ferveur religieuse… Ce fut seulement l’année