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les voyions se détourner et s’enfuir, comme s’ils avaient rencontré sur leur passage quelque bête malfaisante ou venimeuse. Nous avions demandé à ne pas être suivis par la police, espérant que notre promenade en deviendrait plus libre et plus intéressante ; mais le bambou des kouannins, invisible pour nous, n’en planait pas moins sur les épaules de ces pauvres gens, et expliquait à merveille cette soudaine horreur que notre aspect débonnaire n’était certes point fait pour inspirer.

Après avoir erré quelque temps dans ces quartiers déserts, nous vînmes nous asseoir à l’ombre d’un immense figuier des banyans, sous les murs du palais où s’était enfermé pour ce jour néfaste le jeune et tremblant monarque des Lou-tchou. Ce palais, qui a plus d’un mille de tour, est une véritable citadelle. Il faut avoir vu les murs pélasgiques qui en forment la première enceinte pour se faire une idée de la précision avec laquelle les Oukiniens ont pu assembler, sans l’aide d’aucun ciment, ces énormes blocs de lave unis par leurs arêtes comme les pierres de la plus fine mosaïque. On pourrait comparer ces murailles imposantes à celles de Mycène, à ces monumens de l’architecture grecque qui suivirent les constructions cyclopéennes de Tyrinthe et précédèrent les assises rectangulaires de la Messène d’Épaminondas.

Quant au palais même, on n’en pouvait guère apercevoir que les toits. Le silence morne qui attristait la ville régnait également au sein de la résidence royale ; aucun bruit, aucun signe extérieur n’y trahissait l’existence d’êtres animés. Seulement, de demi-heure en demi-heure, des mains invisibles élevaient ou abaissaient une petite flamme blanche qui, du haut d’un mât de pavillon planté sur les murailles, annonçait aux habitans de Choui le progrès monotone de la journée. Le temps qui s’écoule entre le lever et le coucher du soleil est partagé par les Oukiniens en six grandes divisions. La durée de ces longues heures varie suivant les saisons différentes de l’année. Cette inégalité est moins sensible dans le voisinage des tropiques qu’elle ne le serait sous une latitude plus élevée. Elle suffit cependant pour empêcher à jamais la construction d’une horloge oukinienne, à moins qu’on n’y fasse entrer une complication de rouages destinée à tenir compte du mouvement du soleil. Pendant que le père Leturdu nous donnait ces détails, nous savourions l’ombre et le repos que nous avions achetés par une si pénible course. Le bois à l’entrée duquel nous étions assis descendait sur le flanc de la colline que couronne comme une acropole le palais du roi, et allait se perdre au milieu des nombreux détours de la vallée. Notre long séjour aux îles Mariannes nous avait insensiblement dégoûtés de la végétation des tropiques : cette végétation fougueuse ne nous semblait plus belle que lorsqu’elle avait été châtiée par le fer et par le feu ; mais un bois comme celui qui se déployait sous nos yeux pouvait raviver nos sensations et ranimer notre