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provisions déjà épuisées, nous procurer quelques bœufs vivans pour l’équipage, des légumes, des fruits, des volailles pour les officiers et pour les malades. L’humilité de ces pauvres kouannins eût désarmé le courroux d’un Tamerlan. Il fallait les voir convertir leurs dix doigts en souan-pan, supputer avec une anxiété visible nos demandes, et les recommander mutuellement à leur mémoire. Il y eut un moment toutefois où une velléité de protestation parut près d’éclore sur leurs lèvres : ce fut quand nous ajoutâmes, de notre air le plus impitoyable et le plus résolu, que nous ne recevrions aucun objet sans le payer, et qu’il fallait, bien que ce fût contraire aux cérémonies, qu’ils souscrivissent encore sur ce point à notre volonté. Enfin, décidés à pousser notre vengeance jusqu’au bout, nous les renvoyâmes sans leur offrir la moindre tasse de thé ou le moindre verre de saki français. Dieu sait ce qu’il nous en coûta pour nous montrer aussi rébarbatifs ! mais nous avions des griefs très réels à redresser, et nous appelâmes à nous tout notre courage pour que le cœur ne nous faillît point dans l’accomplissement de cette pénible mission.

Les kouannins des Lou-tchou avaient à peine quitté la Bayonnaise, que le timonier qui les avait introduits se présenta de nouveau chez le commandant. Ses regards effarés annonçaient assez qu’il apportait quelque étrange message. « Une embarcation, dit-il, vient d’arriver près de la corvette, et les hommes qui la montent, au lieu de se présenter à l’échelle, ont relevé leurs avirons et crient à tue-tête : Vive la France ! Que faut-il leur répondre ? — Il faut leur dire de venir à bord de la corvette, où l’on est tout disposé à reconnaître convenablement leur courtoisie. » Quelques minutes après ce dialogue, un homme, jeune encore, coiffé d’une casquette dont l’immense visière pouvait défier tous les rayons du soleil des tropiques, mais qui n’avait rien d’oriental dans son costume ni dans sa physionomie, occupait l’un des sièges que venaient de laisser vacans les ambassadeurs du maire de Nafa. Ce nouveau personnage était le docteur Bettelheim, qui, dans l’incertitude où l’avaient jeté les dernières nouvelles arrivées du Fokien, avait cru devoir s’assurer à bord du navire français un accueil favorable, en ne prenant parti ni pour le roi ni pour la ligue, et n’avait voulu annoncer sa présence le long du bord que par ce cri toujours national dont aucun des marins de la Bayonnaise ne pouvait prendre ombrage : Vive la France !

En montant à notre bord, le docteur dut s’applaudir du tact dont il avait fait preuve, s’il lui vint à la pensée d’attribuer à sa manifestation politique l’accueil qui lui fut fait par les officiers de la corvette. Nous étions tous heureux en effet de trouver une pareille occasion de témoigner de notre tolérance religieuse, de pouvoir prouver aux plus malveillans que, dans la protection accordée par la France