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Il était trois heures du soir, le vent continuait de nous seconder, et nous avions l’espoir d’atteindre, avant le coucher du soleil, la rade de Nafa, bassin profond et sûr auquel une ceinture de récifs, brisée en trois endroits, donne accès par le nord, par le sud et par l’ouest. Déjà les deux îles basses qui s’étendent en travers du canal, et qu’il faut dépasser pour se rendre devant le port d’Oun-ting, se dessinaient vaguement à l’horizon, quand la brise du sud-est cessa subitement de gonfler nos voiles. Nous avançâmes d’un ou deux milles encore, entraînés par le courant bien plus que par les bouffées de vent fugitives dont nous cherchions à profiter ; mais, lorsque la brise, long-temps incertaine, se fut enfin fixée au nord-est, renonçant à tenter avant le lendemain l’entrée du port, nous laissâmes tomber l’ancre sur un lit de sable fin, par une profondeur de trente-trois brasses. Nous étions ainsi mouillés à quatre ou cinq milles de la côte ; heureusement il nous restait près de trois heures de jour pour communiquer avec le port de Nafa, et nos voiles n’étaient pas encore serrées, qu’un de nos canots faisait déjà route vers la terre. À sept heures du soir, cette embarcation était de retour à bord de la Bayonnaise. Au moment d’entrer dans le port, l’officier qui la commandait avait rencontré une grande barque du pays dans laquelle, à la vue de notre pavillon, le père Leturdu s’était empressé de s’embarquer. Notre canot nous amenait ce jeune missionnaire. Tout ému de se retrouver au milieu de compatriotes, osant à peine croire à l’arrivée de ce navire français qu’il avait cessé d’attendre depuis qu’un vague récit, apporté jusqu’aux îles Lou-tchou par les jonques du Fo-kien, lui avait donné la nouvelle de la révolution de février, le père Leturdu fut quelque temps avant de nous apprendre pourquoi il était venu seul à bord de la corvette. Son compagnon, le père Adnet, avait succombé un mois auparavant à une affection de poitrine.

Abandonnés, depuis le mois de juillet 1846, dans une île complètement isolée du mouvement commercial des mers de Chine, et que n’avait pas même visitée pendant ces deux années un seul navire baleinier, nos missionnaires avaient vu la police oukinienne surveiller avec anxiété leurs moindres démarches et resserrer insensiblement autour d’eux les mille entraves dont la présence de l’amiral Cécille les avait pour quelque temps délivrés. Un autre Européen, missionnaire protestant envoyé à Nafa par les sociétés religieuses de Londres, le docteur Bettelheim, partageait leur exil, et excitait au même degré que les prêtres français les ombrages des autorités d’Oukinia. Le docteur avait offert à nos missionnaires la paix de l’église. Bien qu’une grande réserve ne pût manquer de subsister entre des prêtres catholiques voués aux austérités du célibat et le ministre protestant entouré des joies de la famille, la communauté de mille petits griefs, la douleur de voir leurs pieux efforts échouer contre les précautions redoublées de la police, avaient fini par rapprocher ces interprètes inconciliables