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la mer. Ces malheureux insulaires s’étaient réfugiés à la cime des cocotiers après avoir attaché leurs pirogues au pied des arbres qui leur servaient d’asile. Plusieurs d’entre eux moururent de froid ou succombèrent aux tortures de la faim. Ceux qui survécurent se jetèrent dans leurs pirogues dès que l’ouragan fut apaisé et vinrent à Guam implorer la pitié du gouverneur des Mariannes. Don José Casilhas, qui vivait encore à cette époque, les accueillit avec bonté et leur permit de s’établir sur l’île de Saypan, où un maître d’école leur fut envoyé pour les préparer à recevoir le baptême. Intrépides navigateurs, ces Carolins servirent alors de lien aux diverses îles de l’archipel, et leurs actives pirogues furent sans cesse occupées à transporter à Guam les pourceaux engraissés dans l’île de Rota ou la viande desséchée au soleil des bœufs sauvages que nourrit l’île de Tinian. Une heureuse coïncidence avait amené le matin même deux de ces pirogues devant Agagna. Pressé de questions au sujet des émigrés de Saypan, don José Calvo voulut nous donner le plaisir de les observer de nos propres yeux et de les interroger nous-mêmes. Les Carolins reçurent donc l’ordre de se rendre immédiatement chez le gouverneur, et cet épisode inespéré, cet échantillon imprévu des peuples de l’Océanie nous firent oublier, pour ce jour-là du moins, l’étude de la pâle civilisation aux bienfaits de laquelle les habitans des îles Mariannes avaient sacrifié depuis plus d’un siècle les poétiques allures de la vie sauvage. Bien différens des timides enfans d’Agagna, qui se montrent toujours coiffés d’un large sombrero en feuilles de pandanus tressées ou d’un odieux chapeau de cuir bouilli, vêtus d’un pantalon de cotonnade bleue et d’une chemise de piña, portant autour du cou chapelets et scapulaires, les Carolins que nous avions sous les yeux, au nombre de cinq, quatre hommes et une femme, étaient de vrais sauvages dont la nudité hardie soutenait nos regards avec une parfaite indifférence. Les hommes ne portaient cependant que l’indispensable maro, et la taille de la jeune femme était seule entourée d’un pagne jaunâtre qui s’arrêtait au-dessus du genou. Le dos appuyé contre la muraille, immobiles comme des statues à peine sorties du moule du fondeur, ces vivantes caryatides offraient à notre examen des poitrines larges, un système musculaire fortement accusé, un torse que ne déparaient pas ces extrémités grêles qui nous avaient choqués chez les naturels de Timor et chez les Papous de la Nouvelle-Guinée. Leurs cheveux d’un noir de jais retombaient sur leurs épaules en deux faisceaux de boucles luisantes, ou se dressaient sur leur front comme un buisson épineux au bord du champ qu’il protége. Leur peau d’une teinte ferme et franche, leurs traits moins épatés que ceux des Malais, plus hardis que ceux des Chinois, présentaient un ensemble qui ne manquait ni de charme ni de noblesse. On eût dit le beau type des Nubiens passé au rouge. La jeune femme, bien qu’elle fût à peine sortie