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qu’à des fragmens du ciel qui se fussent écroulés sur nos têtes, étendaient encore un voile impénétrable autour de la corvette. Ce ne fut qu’à dix heures du matin que le temps s’éclaircit, et que nous pûmes apprécier toute la gravité de notre position. Grace à la ténacité du fond, nos ancres n’avaient pas cédé un pouce de terrain à la fureur redoublée des rafales ; mais la mer, en baissant, avait mis à découvert les têtes de roches qu’elle cachait la veille, et de tous côtés apparaissait quelque écueil menaçant ou quelque récif à fleur d’eau. Nous étions enfermés dans un véritable étang au centre duquel il nous restait à peine assez d’espace pour pivoter sur nous-mêmes. Heureusement nous avions eu le soin de mouiller deux ancres, l’une au sud, l’autre au nord. Cette précaution nous sauva. Le vent, qui, pendant la nuit, n’avait cessé de souffler de l’est et du sud-est, sauta brusquement vers midi au nord-ouest. La poupe de la corvette obéit à cette impulsion nouvelle, et, tournant sur son ancre du nord, décrivit avec la rapidité de la flèche un demi-cercle qui fit passer le talon de son gouvernail à quelques mètres d’un banc sur le sommet duquel il ne restait plus que dix pieds d’eau. Cette saute de vent fut le dernier effort de la tempête. Les nuages qui enveloppaient, le sommet des montagnes commencèrent dès-lors à se disperser ; la brise remonta graduellement au sud-ouest, puis au sud-est, et bientôt les vents alizés, sortis vainqueurs de ce long combat, reprirent vers l’occident leur cours régulier et paisible.

L’ouragan du 30 juin n’occasionna aucun naufrage, car le seul navire qui se trouvât exposé à sa furie, la Bayonnaise, aurait pu, grace à ses câbles-chaînes, défier les efforts de plus violentes tempêtes ; mais cette tourmente exerça de terribles ravages dans l’île de Guam. Les champs de mais et d’ignames furent dévastés par le vent et par l’inondation. Vingt-quatre heures après cet affreux orage, on voyait encore descendre, du haut des montagnes, de blanches cascades qui bondissaient au milieu des buissons, changeaient les ravins en torrens et s’épanchaient en ruisseaux fangeux à travers la plaine. La baie était couverte de poissons morts que ce déluge d’eau douce avait surpris au sein des étangs salés de la rade. Les chemins étaient défoncés, et trois ponts de pierre, chefs-d’œuvre récens de l’architecture mariannaise, jonchaient la plage de leurs ruines. Il fallait jeter de nouveaux troncs de cocotiers en travers des ravins et remplacer par des rameaux de bambou les ponts dont les arches s’étaient écroulées : ce n’était qu’après l’exécution de ces travaux que les communications se trouveraient rétablies entre les divers points de la côte. Aussi, lorsqu’ayant affourché la Bayonnaise sur ses deux ancres de bossoir au fond de la Cadera-Chica, nous voulûmes rendre visite au gouverneur des îles Mariannes, ce fut par mer que nous dûmes songer à nous transporter au chef-lieu de l’île de Guam, à la ville capitale d’Agagna.