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Rousseau fut de tous les amusemens du château de la Chevrette, qu’habitait Mme d’Épinay, près de Saint-Denis. Il y joua la comédie, sorte de plaisir que le XVIIIe siècle aimait surtout à prendre à la campagne. Rousseau dit dans ses Confessions « qu’on le chargea d’un rôle, qu’il l’étudia six mois sans relâche, et qu’il fallut le souffler d’un bout à l’autre à la représentation. Après cette épreuve, ajoute-t-il, on ne me proposa plus de rôles. » Pure affectation de gaucherie que ce récit. Mme d’Épinay, dans ses Mémoires, raconte l’histoire tout autrement, et fait de Rousseau un homme aimable, quoiqu’un peu singulier. « Nous avons, dit-elle, débuté par l’Engagement téméraire, comédie nouvelle de M. Rousseau, ami de M. de Francueil, qui nous l’a présenté. L’auteur a joué un rôle dans sa pièce. Quoique ce ne soit qu’une comédie de société, elle a eu un grand succès. Je doute cependant qu’elle pût réussir au théâtre ; mais c’est l’ouvrage d’un homme d’esprit et d’un homme singulier. Je ne sais pas trop cependant si c’est ce que j’ai vu de l’auteur ou de la pièce qui me fait juger ainsi. Il est complimenteur sans être poli, ou au moins sans en avoir l’air. Il paraît ignorer les usages du monde ; mais il est aisé de voir qu’il a infiniment d’esprit. Il a le teint brun, et des yeux pleins de feu animent sa physionomie. Lorsqu’il a parlé et qu’on le regarde, il paraît joli ; mais lorsqu’on se le rappelle, c’est toujours en laid. On dit qu’il est d’une mauvaise santé ;… c’est apparemment ce qui lui donne de temps en temps l’air farouche[1]. »

Il y avait à la Chevrette une femme qui passait pour très spirituelle et très méchante, Mlle d’Ette, qui, dit Rousseau dans ses Confessions, vivait avec le chevalier de Valory, qui, de son côté, ne passait pas pour bon. Mlle d’Este vit aussi jouer Rousseau : dit-elle qu’il ait mal joué ? Non. « Nous avons eu vraiment une pièce nouvelle, et Francueil a présenté le pauvre diable d’auteur, qui vous est pauvre comme Job, mais qui a de l’esprit et de la vanité comme quatre. Sa pauvreté l’a forcé de se mettre quelque temps aux gages de la belle-mère de Francueil, Mme Dupin, en qualité de secrétaire. On dit toute son histoire aussi bizarre que sa personne, et ce n’est pas peu. J’espère que nous la saurons un jour. Nous prétendions hier, la petite Margency et moi, qu’à nous deux nous la devinerions. — Malgré sa figure, disait-elle (car il est certain qu’il est laid, quoique Émilie le voie joli), se yeux disent que l’amour joue un grand rôle dans son roman. – Non, lui dis-je, son nez dit que c’est la vanité. — Eh bien ! l’un et l’autre. — Nous en étions là, lorsque Francueil vint nous apprendre que c’était un homme d’un grand mérite : cela pourrait bien être vrai. Il est

  1. Mémoires de Mme d’Épinay, t. Ier, p. 201 et 202.