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de Mme de Warens ; mais, comme il faisait de petits voyages à Genève, à Lyon, à Montpellier, il arriva que, pendant un de ces voyages, sa place fut prise, et au retour il se trouva presque étranger dans cette maison où il se croyait aimé et attendu. Il s’irrite alors, il s’afflige, et ce partage, qu’il trouvait beau quand il y gagnait, lui répugne quand il y perd : tant il est dans le cœur de l’homme de posséder exclusivement. Du partage, il n’aime que les commencemens, parce que c’est l’usurpation ; il en déteste la durée, parce que c’est l’égalité[1]. À partir de ce jour, les Charmettes lui deviennent insupportables, et il quitte Mme de Warens « sans laisser ni presque sentir le moindre regret d’une séparation dont auparavant la seule idée nous eût donné les angoisses de la mort. » Voilà les héros et les héroïnes de la sensibilité ! ils croient qu’ils sont nés pour vivre et pour mourir ensemble. Vienne le moindre accident, une contrariété, une absence : aussitôt l’oubli et l’indifférence arrivent, inévitable dénoûment des affections que l’ame prend mal à propos à son compte et qui ne viennent que de l’ardeur de la jeunesse et de l’occasion. Ce moment de la répugnance et de la séparation est un moment que les romans cachent avec soin ; ils font mourir leurs héros plutôt que de les séparer, et ils ont raison : la séparation que fait la mort est moins triste que celle que fait l’indifférence.

Il semble qu’il y ait eu entre l’imagination de Rousseau et sa destinée une sorte de gageure, l’une toujours prompte à le séduire et à l’enchanter, l’autre toujours obstinée à le désappointer et à le railler. Quand il vint la première fois à Paris en 1732, « il se figurait une ville aussi belle que grande, de l’aspect le plus imposant, où l’on ne voyait que, de superbes rues, des palais de marbre et d’or. » Il entra à Paris par le faubourg Saint-Marceau. En 1741, quand il y vint après avoir quitté les Charmettes, même entrée, et il alla loger rue des Cordiers, à l’hôtel Saint-Quentin, près de la Sorbonne. C’est là enfin que, par une dernière et irréparable raillerie de la fortune, toujours habile à prendre le contre-pied de l’imagination de Rousseau et à se servir contre lui de sa sensibilité à la fois faible et grossière, c’est là que Rousseau se lia avec Thérèse, une servante d’hôtel garni qui n’avait ni sa première vertu, ni beauté, ni esprit. Qu’est-ce donc qui séduisit Rousseau ? Il était timide et pauvre, et dans le monde il était gauche et embarrassé ; Thérèse était bonne et douce, et surtout elle était là et à sa portée : voilà ce qui fit la liaison et ce qui l’entretint. La sensibilité d’ailleurs n’est pas délicate ; elle est à la fois romanesque et brutale. Elle est brutale, parce que les sens y sont pour beaucoup ; elle est romanesque, parce que l’ardeur des sens produit une sorte d’ivresse et d’illusion qui embellit tout. Rousseau d’ailleurs, dans son noviciat

  1. Voyez le récit de Rousseau au sixième livre des Confessions.