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La femme philosophe a la prétention de vivre en dehors de la famille et de pouvoir s’en passer. Elle se fait un système de morale dont elle exclut comme des faiblesses les qualités les plus naturelles à son sexe et les plus nécessaires à l’honneur et à l’union de la famille. C’est ainsi que Mme de Warens avait retranché la pudeur du système de morale qu’elle s’était fait, sans comprendre que cette vertu est dans la femme la garantie de toutes les autres, comme l’honneur dans l’homme. Voilà quelle fut la directrice de Jean-Jacques Rousseau, et en même temps sa maîtresse, deux titres qui se repoussent l’un l’autre, car l’un suppose une force, et l’autre révèle une faiblesse. Rousseau a beau faire, dans ses Confessions, pour parer et pour embellir ses amours des Charmettes : l’amour aux Charmettes est embarrassé et confus ; il n’y a ni la grace d’un sentiment pur ni l’aisance d’un sentiment fier. Moitié amant et moitié élève, j’allais presque dire moitié domestique, Rousseau n’a pas la dignité qui sied à l’homme qui s’est fait aimer, et il n’a pas non plus la grace de l’homme qui n’obéit que parce qu’il aime, et à qui la tendresse ôte seule la liberté. Il obéit à Mme de Warens comme à la maîtresse de la maison, et non pas seulement comme à la maîtresse de son cœur. Il sied aux amans d’être des esclaves, il ne leur sied pas d’être des valets. Rousseau aux Charmettes n’a pas même le droit d’être jaloux, tant c’est peu le véritable amour qui règne chez Mme de Warens ; et, chose étrange, ce triste noviciat a si mal instruit et préparé Rousseau à comprendre la fierté de l’amour et ses scrupules d’honneur et de jalousie, que, dans son récit même, écrit quarante ans plus tard, et après d’autres amours, il ne réclame pas contre le joug qu’il a subi. Le vieillard ne proteste pas contre l’abaissement du jeune homme, il l’accepte ; bien plus, il le loue, il vante le honteux partage qui était la loi des Charmettes[1]. Je l’ai vue près de Chambéry, cette maison des Charmettes qui est devenue un des pèlerinages des admirateurs de Rousseau. Oui, le vallon où elle se cache est gracieux et beau, la solitude y est charmante, la verdure fraîche et vive, grace à l’air des montagnes, l’ombrage doux aux regards, parce qu’il est épais sans être sombre, ce qui est le charme de l’ombrage des châtaigniers, et la pelouse aussi y est douce au marcher ; mais le souvenir gâte le lieu, et Rousseau a eu beau y passer quelques journées heureuses, ce bonheur sans dignité me répugnait : l’amour m’y semblait confus et honteux de la mémoire qu’en gardait cette enceinte.

Quoique Rousseau ait fait de sa honte des Charmettes une vertu et un bonheur, cependant il a été moins dupe ou moins patient qu’il ne le veut dire. Après la mort d’Anet, Rousseau se croyait maître du cœur

  1. Voyez l’étrange passage des Confessions qui commence par ces mots : « Ainsi s’établit entre nous trois… » Confessions, tome ter, p. 104, édit. Furne.