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cette inquiétude et cette défiance perpétuelle dont il est la première victime sont l’effet de cette ame qui n’a pas pu prendre de bonne heure le pli de la civilisation du temps, et de cette vie qui ne rentre dans aucune des formes du XVIIIe siècle.

Qu’il écrive sa vie ou qu’il exprime ses pensées, Rousseau met à chaque instant un point d’interrogation à côté de toutes les institutions, de tous les usages de la société. Son existence est un démenti perpétuel donné à l’ordre établi et un présage de révolution. Cependant, en dépit de cette dissonance perpétuelle avec la règle et les usages établis, Rousseau rend un hommage d’autant plus éclatant qu’on l’attend moins de lui à ce besoin de règle et de discipline qui est inné dans le cœur de l’homme, besoin tellement impérieux, que, lorsque l’homme ne prend pas sa règle toute faite des mains de la société et de la religion, il veut en créer une. C’est ce qu’a fait Jean-Jacques. Cette vie inquiète et aventureuse semble le fatiguer ; son bon sens, qui domine tous les écarts de son imagination et tous les écarts de sa vie, lui dit qu’il faut une règle à l’homme et qu’il ne peut pas s’en passer. De là tous ses ouvrages d’éducation et de politique. Cet homme, qui rejette toutes les lois de la société, veut lui en donner de nouvelles, et cela par un sentiment tout naturel. Nous croyons en effet que ce qui nous manque manque à tout le monde, et à peine pensons-nous avoir trouvé la vérité ; que nous voulons la communiquer ou l’imposer aux autres. Tel est Rousseau. Dans l’Émile, il refait l’homme, et, dans le Contrat social, il refait l’état. L’éducation qu’il veut donner à son élève, la législation qu’il veut imposer à son état sont également impérieuses. Le précepteur d’Émile n’est pas seulement le guide de son enfance, il est son directeur dans la jeunesse et même dans l’âge viril. Un précepteur de ce genre est un maître absolu dont l’autorité ressemble à celle d’un directeur ecclésiastique. Comme législateur, Rousseau ne permet pas plus de liberté à ses sujets qu’il n’en permet comme précepteur à ses élèves. Il règle tout dans son état, les habits, les mœurs ; il prescrit jusqu’à la religion, et ne laisse pas à la conscience de l’homme le choix de l’hommage qu’il veut rendre à Dieu. Ce n’est pas au nom d’une révélation surnaturelle que le législateur dans Rousseau enseigne à l’homme ce qu’il doit croire : c’est au nom de l’intérêt public. La diversité des cultes romprait l’unité de l’état : il ne faut donc pas que, dans un état bien réglé, les citoyens aient des religions différentes. Jamais personne n’a poussé si loin que Rousseau le fanatisme de la règle, puisqu’il la met partout à la place de la liberté, et jamais personne non plus n’a dans sa vie et dans ses écrits donné une si libre carrière à ses idées et à ses sentimens particuliers, si bien qu’il est à la fois, comme nous l’avons dit, le plus libre des individus et le plus impérieux des despotes.