Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/159

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne lui témoigna qu’une estime pleine de réserve. Découragée par cet échec, auquel elle était loin de s’attendre, Mme Grassini n’osait plus s’aventurer toute seule devant un public qui paraissait méconnaître la puissance de son talent et le charme de sa personne. C’est alors que Mme Grassini eut recours à Mme Billington, en la priant de chanter à la représentation qu’on devait donner à son bénéfice. Elles parurent toutes deux ensemble dans un opéra, il Ratto di Proserpina, qui fut composé pour cette circonstance par Winter, l’auteur du Sacrifice interrompu et l’un des plus heureux imitateurs de Mozart. Mme Billington remplissait le rôle de Cérès et Mme Grassini celui de Proserpine. Rapprochées ainsi sur un même champ de bataille, les deux cantatrices ne se ménagèrent pas les coups de gosier ni les roulades meurtrières. C’étaient des éclairs, des gorgheggi perfides et des trilles empoisonnés qu’on se lançait réciproquement comme des bombes à la Congrève. Le combat fut long, acharné et décisif. La victoire se déclara ouvertement pour Mme Grassini, dont la belle voix de contralto, l’expression pénétrante et le style pathétique furent l’objet de l’admiration générale.

Comme cela arrive toujours en pareil cas, Mme Grassini passa tout à coup de l’obscurité à la pleine lumière, et devint une femme à la mode. On voulait la voir, on voulait l’entendre, et l’on payait aussi cher un de ses regards qu’un soupir de sa belle voix. Elle était fêtée par les dames de la plus grande distinction, courtisée par les plus grands seigneurs et les princes du sang, parmi lesquels se trouvait encore le duc de Sussex, qu’elle fut heureuse de revoir et de retrouver moins jaloux qu’en 1797. Cependant, quoique vaincue, Mme Billington n’avait pas déserté la lutte, et de temps en temps elle portait, à sa glorieuse rivale certaines bottes secrètes qui la faisaient bondir comme un lion surpris. Mme Billington, ayant une voix de soprano très flexible et d’un éclat merveilleux, cherchait à débusquer sa rivale de son beau domaine, qui s’étendait dans les cordes inférieures de la voix de contralto, tandis que la cantatrice italienne, pour achever la ruine de son ennemie, s’essayait à acquérir quelques notes supérieures dont l’absence empoisonnait le plaisir de sa victoire. Ainsi, chacune de ces deux amazones empiétait sur le domaine de l’autre. Un soir qu’elles chantaient ensemble un duo dans je ne sais plus quel opéra, Mme Grassini lança en l’air une volatine qui se perdit dans les cordes supérieures, tandis que Mme Billington lui répondit en se précipitant dans les régions sublunaires de la voix de contralto, ce qui fit tressaillir le pauvre impresario, qui accourut dans la loge de Mme Lebrun en s’écriant : « Vous le voyez, madame, ces deux vipères veulent ma ruine ! Lorsque je vais les voir le matin, je trouve la Grassini qui s’égosille à