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que je pusse maintenant partir, abandonnant les armes, et aller servir mon père et ma mère, en gardant leurs brebis avec ma sœur et mes frères qui moult se réjouiroient de me voir ! »

Ce tableau que M. Ingres vient d’entreprendre est destiné à la galerie du Luxembourg, pour lequel l’éminent artiste achève également une répétition modifiée du tableau de la Vierge à l’hostie, qui appartient au prince impérial de Russie. Dans ce dernier tableau, la Vierge, les mains jointes devant un autel, adore la divinité de son fils dans le calice et l’hostie, emblèmes de la rédemption du genre humain ; mais le saint Nicolas et le saint Alexandre, protecteurs de l’empire russe, sont remplacés sur le second plan du tableau par saint Denis et par sainte Geneviève, protecteurs de la France. Ces deux belles compositions, jointes aux tableaux de Roger et Angélique et des Clés de saint Pierre, déjà placés au Luxembourg, et au plafond de l’Apothéose d’Homère qu’on voit au Louvre, permettront un jour d’apprécier M. Ingres, sinon c mplétement, du moins sous les principaux aspects de son talent. Ajoutons que l’illustre maître achève encore en ce moment, pour la famille du roi Louis-Philippe, un tableau représentant Jésus au milieu des docteurs, qui lui avait été commandé par l’ancienne liste civile. Cette vaste composition, l’une des plus complètes et des plus travaillées que M. Ingres ait jamais exécutées, suffirait pour prouver qu’il a su se maintenir à sa hauteur, et que chez lui rien n’annonce le déclin. On peut juger de l’intérêt et de l’importance de ces derniers travaux par les dessins qui viennent d’en être donnés dans la collection des Œuvres de M. Ingres, gravées au trait par M. Réveil, et que M. Magimel, un de ses élèves de prédilection, vient d’éditer[1]. Ce précieux recueil, dont M. Ingres lui-même a surveillé la publication, ajoutant à quelques-uns des morceaux qu’il renferme d’heureux accessoires, de curieuses variantes, se compose de cent deux dessins, et nous permet d’embrasser d’un seul coup d’œil cette existence d’artiste si bien remplie, et qui comprend plus d’un demi-siècle. M. Ingres a dû lutter contre plus d’un obstacle et s’est vu long-temps méconnu. Rien n’a pu le détourner de la ligne qu’il s’était tracée et qu’il savait être la bonne, ni les conseils timides de l’amitié, ni les emportemens de la critique, ni les séductions du monde. Il nous montre aujourd’hui ce que peuvent le talent et la volonté réunis, et à quelle hauteur peut s’élever l’homme qui a la conscience de sa force et le sentiment juste et profond du vrai et du beau.

M. Ingres laissera dans l’histoire de l’art français une trace durable et profonde. Son influence aura été d’autant plus réelle, qu’il ne l’aura pas seulement exercée comme artiste, mais à titre d’homme qui se respecte, qui respecte le public et qui sait allier l’élévation du caractère

  1. Voyez sur cette collection la livraison du 15 décembre.