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fort inférieur, comme contexture, aux pièces du boulevard, et où l’on chercherait en vain ces éclairs, ces saillies originales, à l’aide desquels les auteurs à grandes prétentions d’art et de style prétendent racheter les défauts de leurs conceptions dramatiques. Nous l’avouons, ce titre, les Cinq minutes du Commandeur, nous avait alléché. Nous espérions trouver là un souvenir de Molière, d’Hoffmann et de Mozart, une sorte de second don Juan, continué et repris après la scène terrible du souper, et nous nous expliquions d’avance l’attrait de ce sujet poétique,

Dont chacun veut parler et que nul ne comprend,
Si vaste et si puissant qu’il n’est pas de poète
Qui ne l’ait soulevé dans son cœur et sa tête,
Et pour l’avoir tenté ne soit resté plus grand.


Nous aurions dû nous souvenir que M. Gozlan met d’ordinaire tout son esprit dans ses titres, et que Notre Fille est Princesse, la Queue du chien d’Alcibiade, la Main droite et la Main gauche, éveillent une foule d’idées auxquelles ces pièces répondent fort rarement. Il en est de même de ce commandeur et de ces cinq minutes. Il s’agit d’un commandeur de Malte, et nous demanderons dès le premier mot à l’auteur comment il a eu l’idée de faire reposer l’intérêt de son drame sur l’amour de ce commandeur, à qui ses vœux interdisent de se marier ? Rendre compte de cette œuvre informe serait, du reste, tout-à-fait impossible. Tirée d’un roman-feuilleton, le Dragon rouge, elle trahit à chaque instant son origine, et l’on dirait que M. Gozlan ne s’est pas même donné la peine d’en déguiser la forme primitive, car la moitié de sa pièce se passe en récits moins vraisemblables à coup sûr et moins naturels que celui de Théramène. Accumulation d’événemens et d’aventures, contradictions perpétuelles dans les caractères, série de tableaux qui n’ont entre eux aucun rapport et que l’on pourrait multiplier à l’infini, suivant le caprice de l’auteur ou la patience du public, exclamations emphatiques, héroïsme de tréteaux, duels impossibles, résurrection soudaine de gens percés de part en part, en un mot tout l’attirail du mélodrame sans aucun de ses effets pathétiques ou émouvans, tel est cet ouvrage, dont nous n’aurions pas parlé, s’il ne nous offrait l’occasion d’indiquer une fois de plus le contraste toujours croissant des succès réels avec les succès factices, de ceux que ratifient les applaudissemens de la foule avec les éloges complaisans de cette oligarchie littéraire qui formule ses jugemens comme Vertot faisait ses sièges. Cette séparation de plus en plus tranchée entre le vrai public qui ne vient au théâtre que pour se distraire ou s’émouvoir- et celui qui y apporte d’avance ses admirations et ses épigrammes contribue pour beaucoup à cet affaissement littéraire que nous sommes, hélas ! forcé de signaler à chaque nouvelle épreuve. On se plaint que la littérature languisse : eh ! comment en serait-il autrement ? Comment espérerait-on ramener l’intérêt, la passion, le mouvement et la vie vers ces luttes de l’intelligence et de l’art, lorsque le dénoûment en est prévu et réglé par les juges du camp, lorsqu’ils s’amusent, par insouciance ou par jeu d’esprit, à fixer, avant le combat, les termes de la défaite ou de la victoire ? Autrefois, à l’époque où la nouvelle école avait ses dieux, ses néophytes et son cénacle, on échangeait sans doute avec trop de complaisance les panégyriques et les apothéoses ; mais du moins il y avait alors de l’entraînement et de la chaleur, un air de conviction ardente dans l’enthousiasme comme