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M. Grisar, nous ne ferons que confirmer l’opinion générale en disant qu’elle est d’une faiblesse extrême, et que, sauf deux ou trois morceaux agréables qui ont été signalés et qui rentrent dans la manière facile de M. Grisar, tout le reste de la partition accuse plus d’ambition que de force, et un talent qui a méconnu sa voie. Bien que Mme Darcier ait été fort bien accueillie d’un publie qui regrettait la finesse de son jeu, la vérité et la mesure qu’elle savait mettre dans tous les rôles qui lui étaient confiés, elle ne donnera pas à la musique du Carillonneur de Bruges une plus grande longévité que celle que la parque lui avait déjà départie.

On a repris au Théâtre-Italien l’Italiana in Algieri, délicieuse partition qui, pour avoir été composée à Venise en 1813, n’en est pas moins toujours jeune et brillante. Aussi il fallait entendre les pauvres chanteurs qui étaient chargés l’autre soir d’interpréter cette musique si fine et si naturelle, combien ils étaient embarrassés de ce style vif, élégant et vraiment comique dont ils ont perdu, hélas ! la tradition ! Mlle d’Angri, qui s’est produite dans le rôle d’Isabella, est une cantatrice qui manque de charme et de jeunesse, et s’il fallait mentionner avec indulgence quelqu’un des virtuoses du Théâtre-Italien qui ne soit pas indigne de la musique de Rossini, nous citerions M. Belletti, dont la voix de baryton pourrait être moins gutturale et la vocalisation dirigée par une méthode plus sûre. M. Lablache a fait aussi sa réapparition dans le Barbiere di Siviglia, où il a joué le rôle de Bartolo avec son talent incomparable, et le nombreux public qui remplissait l’autre soir la salle Ventadour a pu reconnaître quelle distance il y a entre un virtuose de la vieille école italienne et les pauvres chanteurs qu’on élève de nos jours.

Le théâtre de l’Opéra-National, dont l’existence est rendue si pénible, et peut-être même impossible par la position qu’il occupe dans un quartier si éloigné du centre de la vie parisienne, vient d’obtenir un succès qui sera plus qu’un succès de curiosité. M. Duprez, après avoir si bien chanté la musique des autres, a éprouvé le désir bien naturel d’en composer pour son propre compte, et de terminer sa carrière comme beaucoup d’autres l’ont commencée. Il se sera dit sans doute : « J’ai interprété trop d’admirables chefs-d’œuvre dans ma vie d’artiste, pour qu’il ne m’en soit pas resté quelques bribes dans la mémoire, et avec l’éducation Musicale que j’ai reçue dans une école fameuse, qu’on a supprimée parce qu’on y élevait des hommes et non pas des instrumentistes, il me sera facile de faire un opéra, d’en faire deux, d’en faire dix, qui vaudront bien ceux qu’on nous fabrique depuis quelques années. » Ce raisonnement, que M. Duprez a dû se faire, ainsi qu’un grand nombre de virtuoses célèbres qui l’ont précédé dans cette double carrière, et qui ont essayé aussi de résoudre le même problème, mériterait une réfutation catégorique, et nous n’aurions pas de peine à en puiser les argumens dans la nature des facultés que chaque partie de l’art exige spécialement. Il serait curieux peut-être de prouver qu’un chanteur, qu’un comédien, qu’un artiste enfin, voué dès l’enfance à l’interprétation de la pensée d’autrui, ne peut pas, par un beau jour d’été et au beau milieu de sa carrière, s’arrêter dans la voie parcourue et puiser tout à coup dans son cœur une inspiration qui n’aurait donné jusqu’alors que des signes fort rares de son existence. Si Shakspeare, si Molière ont été des comédiens, ils n’ont guère joué que les drames et les comédies