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et qui remplit les théâtres de Paris : ce sont au contraire deux générations parfaitement distinctes, et représentant les deux élémens qui composent la société française. Chez aucun peuple de l’Europe, il n’existe entre la classe éclairée et le reste de la nation l’intervalle immense qu’on observe dans la capitale de la France, et qui frappe tous les étrangers.

Quoi qu’il en soit, l’Opéra fait toujours de belles recettes avec la musique de Guillaume Tell et la bonne volonté de M. Gueymard. Ce jeune ténor, dont nous avons apprécié le mérite et signalé les défauts, s’est enfin décidé à se priver de l’ut de poitrine qu’il poursuivait vainement. Il chante maintenant le bel air du quatrième acte : Asile héréditaire, avec la voix que la nature lui a donnée. Le chanteur a gagné à cette réforme une liberté d’allures qui profite aux plaisirs du public, et si Mme Laborde pouvait être remplacée dans le rôle de Mathilde par une cantatrice plus jeune, plus agréable et moins froide, le chef-d’œuvre de Rossini serait interprété aussi bien qu’il peut l’être par des artistes de second ordre. Pour varier un peu son répertoire, qui roule sur trois ou quatre ouvrages modernes, l’Opéra vient de reprendre le charmant ballet de la Sylphide, qui a été le triomphe de Mlle Taglioni, la plus admirable danseuse qui se soit produite de notre temps. Mlle Priora, une autre Italienne qui remplace Mlle Taglioni, a de la grace, de la force, et promet de devenir, si ce n’est une étoile éclatante, au moins une très agréable ballerine.

Le théâtre de l’Opéra-Comique, qui s’était doucement habitué aux faveurs presque gratuites de la fortune, vient de recevoir une nouvelle leçon, qui lui profitera peut-être. Un gros mélodrame sans intérêt, le Carillonneur de Bruges, sur lequel on fondait, comme toujours, les plus belles espérances, a été arrêté tout court dans sa marche laborieuse par un incident que nous avions prévu dès la première représentation. Mlle Wertheimber, jeune élève du Conservatoire qui faisait ses débuts par le rôle assez important de Béatrix, et dont on s’était plu à vanter la beauté, les dispositions et la voix magnifique, a été forcée de se retirer après une expérience malheureuse de cinq ou six représentations. Le directeur et les auteurs aux abois se sont adressés à Mme Darcier, qui depuis trois ans avait quitté le théâtre de ses succès. Mme Darcier a cédé à la tentation toujours dangereuse de reparaître sur le champ de bataille où elle a remporté, pendant une quinzaine d’années, de si nombreuses et de si charmantes victoires. La présence de Mme Darcier, qui a fait son apparition dans le Carillonneur de Bruges jeudi dernier, donnera-t-elle à l’opéra de M. Grisar une valeur plus grande, et qui aurait été méconnue jusqu’ici ?

Parmi les reproches que la critique serait en droit d’adresser à M. le directeur de l’Opéra-Comique, il y en a deux que nous mettrons en première ligne : celui d’avoir gaspillé en quelques années le talent si original de Mme Ugalde, en lui laissant aborder des rôles incompatibles avec la verve et la spontanéité de sa nature ; en second lieu, nous le blâmerons de ne pas avoir détourné M. Grisar de l’idée funeste où il s’est engagé en mettant en musique un sujet compliqué, tout-à-fait contraire aux qualités connues de cet agréable compositeur. L’auteur de l’Eau merveilleuse, de Gilles le ravisseur et des Porcherons s’attaquer à un gros mélodrame pour lequel il aurait fallu la plume savante et énergique de Meyerbeer ! Nous ne reviendrons pas sur le libretto du Carillonneur de Bruges après ce qui en a été dit ici même, il y a quinze jours. Quant à la musique de