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Si le bas prix des céréales est un désavantage pour l’agriculteur, d’un autre côté c’est un bénéfice pour la masse de la population ; l’agriculteur lui-même en retire une foule de compensations qui, pour être indirectes, n’en sont pas moins réelles. Tout se règle sur le prix du pain : le salaire de la journée, les gages à l’année, la main-d’œuvre, et cette multitude de petites dépenses journalières qui sont les principales au bout de l’an. Personne ne nie que, si le produit de la récolte non-seulement ne rembourse pas l’agriculteur de ses avances, mais aussi ne le paie pas de ses peines, c’est un état de choses auquel il faut remédier ; alors la question est celle-ci : le mal est-il accidentel ou permanent ? Si deux ou trois années d’une abondance inusitée déprécient les prix à ce point que le producteur soit en perte réelle, on conçoit que l’état prenne des mesures pour empêcher la concurrence des produits étrangers d’accroître une souffrance temporaire ; mais, si le bas prix est l’état habituel et par conséquent normal, des mesures prohibitives ou seulement une augmentation des droits d’entrée ne feraient qu’empirer le mal : elles créeraient pour le pays une existence factice en assurant aux agriculteurs le privilège exclusif et abusif de nourrir la population à un prix plus élevé que ne l’établirait la liberté du commerce ; ce serait lui préparer de grands désastres, car cette existence factice ne peut se maintenir éternellement, et le jour où elle cesse, les intérêts qui se sont développés sous l’abri de droits protecteurs périssent comme des plantes élevées en serre chaude tout à coup exposées au rude contact de l’air.

Depuis long-temps les cultivateurs suisses se plaignent de ne pas retirer de la culture du blé un bénéfice suffisant, et leurs plaintes sont plus vives que jamais, parce que deux récoltes abondantes ont encombré les greniers et les granges. Tout en admettant qu’il y a de l’exagération dans ces craintes, cependant il faut reconnaître que cet état de choses n’est plus accidentel, et qu’il tend à devenir permanent ; je crois même pouvoir dire que, pour quiconque en a recherché les causes avec soin, il est évident que le malaise doit empirer. En aucun autre pays de l’Europe, l’agriculteur, c’est-à-dire le paysan qui cultive lui-même ses terres, n’a une vie matérielle comparable pour le bien-être à celle des populations rurales dans la plus grande partie de la Suisse. C’est une dépense qu’il faut porter en ligne de compte. En second lieu, les propriétés y sont extrêmement morcelées ; sauf un petit nombre d’exceptions, nulle part l’agriculture n’est pratiquée en grand ; elle n’a à sa disposition ni les moyens économiques, ni les procédés de la science, ni les instrumens perfectionnés des grandes exploitations ; le prix de revient en est d’autant plus élevé. Enfin le paysan porte lui-même au marché le surplus de sa récolte et ne réussit pas toujours à la vendre dès la première fois ; c’est encore une dépense de temps et même d’argent. Et, par exemple, d’où vient que les farines de France abondent actuellement sur le marché de Genève, tandis qu’un canton limitrophe, celui de Vaud, est encombré de ses propres produits ? Comment se fait-il que l’agriculture française puisse envoyer sur un marché suisse vendre avec bénéfice les mêmes produits que le cultivateur suisse ne peut céder au même prix sans y perdre ? Dans les pays voisins de la Suisse, la Bourgogne, la Franche-Comté, la Souabe, l’agriculture se fait très en grand ; elle est plus savante, plus perfectionnée, et par cela même plus économique et plus productive. L’importance