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arrêt du destin. Les Chinois conservent quelquefois pendant des années, à l’entrée même de leur maison, le cercueil d’un père, sans que personne s’émeuve de la présence de cet objet sinistre ou paraisse songer au funèbre dépôt qu’il renferme. Les lois ont proscrit, il est vrai, ce pernicieux usage ; mais, dans une province aussi populeuse que le Kiang-nan, les vivans disputent trop âprement le terrain aux morts pour que chacun puisse se flatter d’y avoir sa dernière demeure. Les enfans qui meurent avant d’avoir atteint un certain âge sont entassés dans des puits, affreux charniers souvent remplis jusqu’au bord, près desquels nous ne pouvions passer sans frémir. Pour les hommes faits, il faut les six pieds de terre que respecte la houe et sur lesquels jamais la charrue ne pourra tracer de sillon. La piété filiale qui n’a pu amasser la somme nécessaire à l’acquisition d’un pareil terrain doit donc se résigner à braver les lois, toujours indulgentes pour de pareils crimes. Le cercueil paternel devient alors un meuble de famille, à moins que, déposé au milieu du vaste champ des morts qui s’étend entre le consulat de France et l’enceinte extérieure de la ville, il ne soit chaque nuit frauduleusement recouvert de la terre enlevée aux tombes voisines.

Le matérialisme des prêtres de Bouddha paraît égaler celui des laïques qui fréquentent leurs temples. « Je n’admets que quatre vérités, disait un bonze à un de nos missionnaires : la faim et la douleur, le besoin de se vêtir et la nécessité de manger. » La moindre pièce de monnaie a un attrait invincible pour ces misérables. Il nous est arrivé maintes fois de nous donner pour quelques sapecs le spectacle de leur dévotion. Pieusement agenouillés, ils exécutaient les neuf prostrations devant la trinité bouddhique, ou chantaient, en battant doucement la mesure sur une sphère entr’ouverte de bois sonore, des prières qu’ils ne comprenaient pas. Quelle qu’ait pu être l’heureuse influence exercée par le bouddhisme sur les tribus tartares, il est certain que ce culte superstitieux, dans l’état de dégradation où sont tombés ses ministres, ne peut être aujourd’hui que funeste à la Chine. Il n’est pas une vertu sociale dont ces hommages sceptiques rendus à la divinité puissent devenir la source. Mieux vaudrait cent fois pour le Céleste Empire retourner à la philosophie de Confucius que persévérer dans ces pratiques religieuses dont une foi douteuse voudrait substituer les mérites à ceux de la vertu et de la charité. C’est à Shang-hai surtout que l’on prend en pitié ce vaste empire menacé d’un double, péril par le relâchement de ses mœurs et par l’excès croissant de sa population. Dans cette ville, entrepôt d’un commerce immense, on trouve à chaque pas couchés sur le bord des chemins des mendians demi-nus, des infirmes étalant aux yeux du public les plus hideux ulcères, des moribonds expirant dans la fange, des femmes au teint hâve montrant