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la tête énorme, au poil hérissé, à la robe d’un blanc sale, assez semblable à ce cheval baskir, triste souvenir de l’invasion de 1815, qu’on peut voir empaillé dans une des galeries du Jardin des Plantes. Linkouei ne fit que poser le pied sur l’étrier de bois ; enlevant d’un seul effort de ses robustes poignets son corps gigantesque, il enfourcha le poney, dont les reins semblèrent fléchir sous ce poids disproportionné, et lui fit faire deux ou trois courbettes, qui obtinrent nos plus chaleureux applaudissemens.

Après son cheval de bataille, Lin-kouei voulut nous présenter ce qu’il avait de plus cher au monde, sa fille, jeune Mantchoue âgée de dix ans à peine, qu’une pelisse d’hermine et l’horreur des ablutions défendaient doublement contre la froidure de l’hiver. La propreté n’est pas la vertu des Chinois du nord ; mais il y avait tant de gentillesse dans les grands yeux de cette jeune fille tartare, que, sans songer à ses mains gercées ou aux veines grisâtres qui marbraient le carmin de ses joues, chacun de nous s’empressa de complimenter le taou-tai sur les promesses de beauté que renfermait ce calice à demi entr’ouvert. Linkouei nous fit remarquer avec un certain orgueil que sa fille n’avait point le pied mutilé. Les Tartares ont imposé leur costume aux Chinois, le front rasé, la longue tresse de cheveux pendante, aucun signe extérieur ne distingue aujourd’hui les conquérans du peuple vaincu ; mais les femmes mantchoues ont refusé d’asservir leurs enfans à la mutilation que subissent, dès le jour de leur naissance, la plupart des jeunes filles chinoises.

La présentation de la jeune Lin-kouei à des barbares était la démarche la plus contraire aux rites que pût se permettre le taou-tai ; nous laissâmes à Lin-kouei le soin de régler cette affaire avec le Li-pou (bureau des rites) ou le Tou-cha-youen (bureau des censeurs), et nous saisîmes avidement une aussi heureuse occasion d’obtenir enfin l’explication de cette étrange coutume qui, sous prétexte d’un raffinement de beauté, impose depuis des siècles aux jeunes Chinoises de si cruelles tortures. Hélas ! notre espoir fut encore déçu. Cette coutume se perdait dans la nuit des temps. Lin-kouei savait que, célébrés par les poètes, toujours cités comme le cachet de la distinction, les lys dorés (les petits pieds) étaient devenus la perfection la plus recherchée des dames chinoises ; mais il ignorait comme nous l’origine de cette mode bizarre. Fallait-il en attribuer l’adoption au dévouement servile qui avait voulu imiter le pied-bot d’une princesse, ou devait-on reconnaître dans cette mutilation précoce la prévoyance de la jalousie conjugale ? Les Chinois avaient-ils pensé, comme Sancho, que « la vertu des femmes ne s’en trouverait pas plus mal pour une jambe cassée ? avaient-ils choisi ce cruel moyen d’enchaîner au foyer domestique les aimables filles de l’air et de la fantaisie ? C’est vers cette dernière supposition qu’inclinait Lin-kouei. Il pensait qu’en brisant les pieds de