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furent pas les éclats du gong, mais les détonations de la poudre qui nous accueillirent. Un artilleur chinois, se bouchant d’une main l’oreille droite, tenant de l’autre un bâtonnet allumé, mettait successivement le feu à neuf petits mortiers de fonte qui faisaient une culbute complète à chaque coup et allaient rouler dans le sable. Les salves des Chinois ne dépassent jamais trois coups de canon ; mais en cette circonstance il fallut que les usages du Céleste Empire cédassent à la nécessité de reconnaître par un égal hommage les honneurs que la Bayonnaise avait rendus la veille au taon-tai Lin-kouei. M. de Montigny eût été intraitable sur ce chapitre ; le taou-tai le savait. Aussi jugea-t-il prudent de s’exécuter de bonne grace. Sorti de son palais à la première explosion qui lui annonçait notre arrivée, Lin-Kouei vint recevoir le ministre de France à l’entrée même du prétoire. Dans cette salle ouverte à tous les vents, en présence de la chimère gigantesque peinte à grands traits sur le mur de la cour extérieure, à quelques pas de la geôle où gémissaient les prévenus, le taou-tai rendait d’ordinaire la justice. Une table rectangulaire, des chaises de bois massif recouvertes d’un coussin de drap rouge et rangées le long des murs, tel était l’ameublement de ce tribunal qui voyait à la fois prononcer les sentences et s’exécuter la majeure partie des arrêts. Sur la table nue et froide figurait, sinistre ornement, l’urne fatale où la main des Minos chinois saisit les baguettes de bambou qui, jetées au bourreau, lui indiquent le nombre de coups qu’il doit infliger au patient. Nous ne fîmes que traverser cette salle officielle. Introduits dans une seconde cour, nous trouvâmes sous un nouveau péristyle une collation préparée à l’avance : des fruits confits, de blanches pyramides d’amandes, des pâtisseries chinoises, des fromages mantchoux qu’on eût pris pour d’innocentes sucreries, et le plus délicat des thés verts, le you-tsien[1], étalant ses feuilles épanouies au fond des tasses recouvertes dans lesquelles la sensualité des gourmets enferme jusqu’au dernier moment le précieux arome. Cette infusion chinoise nous sembla cependant inférieure au mélange de pekoe et de sou-chong que plus d’une fois nous avions offert nous-mêmes aux mandarins de Canton. Ce parfum printanier des premiers bourgeons enlevés à l’arbuste avant le complet développement des feuilles avait quelque chose de trop vague, de trop insaisissable pour nos sens émoussés. Il nous fallait les gros crus du Fo-kien, les thés de Tchin-tcheou et d’Amoy, les feuilles grossières que nourrit le sol granitique du district de Bohea, et que l’action du feu a complètement noircies et desséchées : voilà le rude arome qui plaisait

  1. Littéralement : avant les pluies. C’est le même thé qui se vend à Canton sous le nom de jeune hyson, qui fut autrefois très recherché par les Américains, et que des marchands chinois ont eu le tort de contrefaire.