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cuivre. Une garde d’honneur composée de vingt canonniers, l’élite de notre équipage, était rangée sur le gaillard d’arrière de la corvette. Après avoir gravi lestement l’échelle de la Bayonnaise, le taou-tai, passa la tête haute et le regard animé devant ces soldats immobiles, dont la tenue sévère et la figure martiale semblèrent avoir pour un instant réveillé les instincts belliqueux de son cœur tartare.

Lin-kouei n’était point cependant un grossier soldat des huit bannières, un de ces mandarins illettrés qui ne savent que tirer de l’arc et monter à cheval. Bien qu’il portât au pouce de la main droite l’anneau de jade, insigne des hommes de guerre ; bien qu’il pût, comme un vrai Mantchou, faire ployer un bois flexible sous la corde de soie et lancer à travers l’espace la flèche acérée qui va toucher le but, c’était dans des concours plus relevés, dans la noble arène des sieou-tsai[1] et des ku-jin[2], qu’il avait conquis le bouton qui décorait son bonnet de feutre. Les passages les plus obscurs de Confucius et de Mencius n’étaient qu’un jeu pour lui. Il n’y avait point un précepte des anciens sages qu’il n’eut médité et qu’il ne fût en état de citer à propos. Plus de la moitié des quatre Livres était gravée dans sa mémoire ; les perles des cinq Classiques apparaissaient sans cesse enchâssées dans ses discours, comme les versets de l’Écriture dans les sermons de nos prédicateurs ; mais, en dépit de sa science incontestée, Lin-kouei, avec sa taille gigantesque et ses formes athlétiques, semblait plutôt fait pour combattre sur les frontières du Kan-sou, pour défendre Yarkand ou Kashgar contre les incursions des Usbecks et des Kirghis[3], que pour exercer les fonctions de collecteur d’impôts et d’administrateur des douanes à Shang-hai. Il y avait dans sa démarche, dans ses gestes, dans toute sa contenance, dans l’expression même de sa physionomie, je ne sais quoi de hardi et d’impétueux qui semblait le marquer encore de ce cachet de force brutale que la civilisation n’efface point tout d’un coup sur le front des races conquérantes. Une large pelisse de martre zibeline enveloppait ce fils des Huns d’une chaude et soyeuse fourrure ; un double chapelet, distinction honorifique accordée par le

  1. Licenciés.
  2. Docteurs.
  3. Les frontières du Kan-sou et le Turkestan sont le grand champ de bataille des armées chinoises, ce qu’on pourrait appeler leur Caucase ou leur Algérie. C’est là que se sont fondées les réputations militaires qu’en 1840 on essaya d’opposer aux barbares. L’ancien généralissime Yishan (le pacificateur des rebelles) commandait en 1848 les troupes opposées aux Usbecks de Ko-kand et aux hordes affamées des Kirghis, dont le chef de Bokhara fomente sans cesse les mécontentemens. Le fanatisme religieux a souvent réuni ces tribus musulmanes, et leur soulèvement causa de vives inquiétudes à l’empereur Tao-kouang dans la sixième année de son règne. Livré par trahison au général chinois Chang-ling, leur chef Jehangir fut conduit en 1827 à Pe-king, où l’on s’empressa de le mettre à mort. Depuis cette époque, la garnison chinoise de Kashgar a été portée à six mille hommes, choisis dans les huit bannières et toujours commandés par un officier mantchou.