Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/1114

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

anglais. Il n’avait à sa disposition ni la force qui eût pu intimider, ni la pompe qui eût pu éblouir. Il n’avait que la trempe de son caractère, son activité et le nom de la France, presque ignoré dans le nord de la Chine. Il fit de ce nom, de celui de M. Forth-Rouen, qu’il balançait sans cesse comme la foudre sur la tête du malheureux taou-tai[1], un si bon et si judicieux usage, qu’au bout de quelques mois ce consul débarqué sur les quais de Shang-hai par un canot étranger faisait trembler les autorités chinoises, exigeait pour la France la concession d’un terrain aussi vaste que celui qui avait été accordé à la communauté anglaise, et couvrait de son patronage redouté les missions catholiques dans les deux provinces du Kiang-nan et du Che-kiang. L’apparition de la Bayonnaise dans le Wampou, la présence du ministre de France à bord de cette corvette, ne pouvaient que confirmer les résultats déjà obtenus par M. de Montigny, et cette légitime confiance ajoutait encore à la joie déjà si vive et si sincère de notre consul.

Nous voulûmes nous montrer à la hauteur de tant d’activité, et le lendemain, quoique le vent n’eût point cessé d’être contraire, nous mîmes à profit la marée montante pour nous porter plus avant dans le fleuve. Cette fois, nous appareillâmes sans déployer aucune voile. Nous avions soulevé notre ancre qui traînait lentement sur le fond, nous dérivions ainsi au milieu des jonques ébahies, dont nous frôlions parfois les fragiles pavois de bambou, ne laissant retomber notre ancre dans la vase que pour donner à quelque sampan obstiné le temps de filer un de ses câbles et de nous livrer passage. Il nous fallut pourtant attendre l’heure de la pleine mer pour franchir une barre intérieure qui traverse le fleuve un peu au-dessus de Wossung. Pendant ce délai inévitable, le vent avait changé, et à deux heures de l’après-midi nous pûmes appareiller de nouveau et remonter le Wampou sous un nuage de voiles, cacatois et bonnettes dehors. On ne saurait rien imaginer de plus plat et de plus monotone que les immenses alluvions entre lesquelles s’égare le cours sinueux de cette rivière. La Camargue, les bords de la Charente inférieure sont pittoresques à côté de ces terrains à demi noyés qui n’offrent aux regards qu’une étendue indéfinie : la butte Montmartre prendrait au milieu de cette large plaine les proportions de l’Himalaya. C’est la démocratie avec son niveau : de riches moissons et point d’arbres, des campagnes fertiles et pas le moindre accident de terrain, de magnifiques promesses pour l’œil du cultivateur, le néant le plus complet pour l’ame du poète.

Le soleil était déjà couché quand, après avoir parcouru les longs replis du Wampou, nous vînmes mouiller à quelques mètres des quais de Shang-hai. Le long de ces quais exhaussés et affermis se groupaient

  1. On désigne ainsi la première autorité de Shang-hai.