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dont chaque année recule les limites, ne composent que les alluvions les plus récentes du Yang-tse-kiang et n’ont été pour ses eaux fangeuses que l’ouvrage de quelques siècles. Le fleuve des Amazones et le Mississipi ont un cours plus étendu que le Yang-tse-kiang, mais, par la profondeur de son lit et le volume de ses eaux, le fleuve chinois l’emporte peut-être sur tous les fleuves du monde. Des vaisseaux de ligne anglais ont pu le remonter jusqu’au-dessus de Nan-king, et vingt-quatre heures d’un vent favorable auraient suffi pour conduire la Bayonnaise sous les murs de cette antique cité que respecta, en 1842, la modération des vainqueurs. Malheureusement nous n’étions point autorisés à entreprendre un pareil voyage. Les ordres du ministre n’avaient point placé au-delà de Shang-hai nos colonnes d’Hercule.

Le 22 janvier, dès la pointe du jour, nous nous disposâmes à profiter de la marée montante pour franchir l’embouchure du Wampou, rivière profonde et rapide qui vient, non loin du village de Wossung, se jeter dans le Yang-tse-kiang. La nature a traité les marins chinois en enfans gâtés. Que d’efforts son ingénieuse complaisance leur épargne ! Sur les côtes du Céleste Empire, c’est la brise qui, deux fois l’an, tourne avec les besoins du commerce ; c’est le flot qui se gonfle et entraîne les lourdes jonques à l’encontre du courant des rivières. On ne peut voir sans intérêt l’industrie et l’activité que déploient ces informes machines pour profiter de la marée favorable. Dès que le flot se fait sentir, on entend crier leurs guindeaux, on voit s’élever lentement leurs lourdes voiles de nattes. Elles s’ébranlent alors en escadrons serrés. Défiant les abordages, grace à leur épaisse ceinture de sapin et aux ballots de foin qu’elles ont pris soin de suspendre le long du bord, elles se livrent pêle-mêle au courant et se laissent aller insouciantes sur cette pente qui donne le vertige aux sampans des barbares[1]. Une haute balise plantée sur le bord de la plage entre deux mâts rouges, insignes du mandarin auquel est confiée la police du fleuve, indique la direction qu’il faut suivre pour entrer dans le Wampou. Dès que nous fûmes sous voiles, nous vînmes nous placer dans cet alignement, et bientôt, emportés par la marée, aspirés pour ainsi dire en dedans de la rivière par ce courant rapide, nous donnâmes à pleines voiles dans la passe et vînmes jeter l’ancre au milieu des receiving-ships et des clippers anglais et américains qui ont établi leur station en face du village de Wossung.

  1. Sur certains points de la côte de Chine, les marées ont une violence peu commune. Un steamer anglais faillit, en 1841, malgré l’effort de toute sa vapeur, malgré le secours de ses voiles qu’enflait une forte brise, malgré la résistance d’une ancre de bossoir, être emporté par le courant au fond du golfe sur les bords duquel s’élève la capitale du Chekiang, l’opulente ville de Hang-tchou-fou. Le capitaine Collinson estime qu’en cette occasion la vitesse de la marée devait dépasser onze milles à l’heure.