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retrouva en costume de moissonneur. Au lieu d’un carrosse de louage, il prit un âne, selon l’habitude des gens peu aisés, pour faire un petit nombre de visites seulement à des savans et à des bénédictins. On ne le vit point dans les palais où il avait beaucoup d’amis. Cette façon de vivre ressemblait peu aux mœurs ordinaires. On pensa qu’il avait des raisons de garder une sorte d’incognito, ou qu’une amourette l’amenait à Catane, et on ne voulut point le gêner. Des gens de Messine apportèrent enfin le mot de l’énigme. L’histoire de la barrière de bois et des seize tari se répandit de proche en proche. Les gens bienveillans et discrets, qui n’auraient pas voulu déranger une personne amoureuse ou affairée, ne craignirent point d’interroger un mezzo-matto. En peu d’instans, notre homme eut la position nouvelle qu’apparemment il souhaitait.

Un jour, à la sortie du sermon, le marquis regardait, avec d’autres curieux, les jolis minois des toppatelles, — c’est le nom qu’on donne aux femmes en domino noir. — Sous le portail du dôme, un groupe de jeunes filles parlait en riant du mezzo-matto. Une personne remarquablement belle se détacha du groupe où l’on jasait sous le capuchon, et jeta, en passant, un regard si doux et si compatissant au seigneur Germano, qu’il en fut remué : — Signorina, dit-il en s’approchant, vous n’avez donc pas envie de vous divertir aux dépens de l’homme aux seize tari ?

— Hélas ! répondit la toppatelle, je n’ai l’envie de me divertir aux dépens de personne. Je suis aussi mezza-matta, mais c’est de chagrin.

— La fortune n’a guère de cœur, si elle s’acharne après une personne comme vous. Vos beaux yeux me paraissent fatigués par les larmes ou le travail de nuit.

— Votre seigneurie ne se trompe pas : je travaille et je pleure.

— Eh bien ! la rencontre d’un fou de mon espèce porte bonheur ; confiez-moi vos chagrins.

— Il y a cela de bon dans mes chagrins, dit la toppatelle, que je puis les raconter en peu de mots et sans rougir. À seize ans, je perdis père et mère. Une vieille parente, fort pauvre, me recueillit chez elle ; les infirmités avaient aigri son humeur ; elle me reprochait le pain que je mangeais. Un soir que je la menais à l’église, elle me gronda si durement, que j’en pleurai de dépit au milieu de la rue. Un jeune homme, qui nous avait suivies, s’assit à côté de moi au salut et me dit à l’oreille : « Carmina, je sais qu’on vous maltraite et que vous souffrez. Mariez-vous ; on ne vous grondera plus. Je vous offre, avec mon cœur, l’indépendance et la tranquillité. Nous ne possédons rien ni l’un ni l’autre ; mais nous sommes jeunes, et, quand on aime, la peine et le travail se changent en plaisirs. » Je regardai avec attendrissement celui qui s’exprimait ainsi. C’était un beau garçon ; je lus dans ses yeux