Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/1075

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sagacité de M. Guizot ; mais mon admiration ne ferme pas mes yeux à l’évidence. Connaître les faits et savoir les raconter exigent des facultés très distinctes. La connaissance des faits s’acquiert par un travail persévérant, l’art de les raconter est un don que le travail ne pourra jamais suppléer. Ce don précieux, M. Augustin Thierry le possède, M. Guizot ne l’a jamais possédé. Toutes les formes de la pensée humaine ont besoin d’une langue précise. Depuis Homère jusqu’à Euclide, depuis Thucydide jusqu’à Platon, il n’y a pas un ordre d’idées qui puisse se passer de l’analogie des images. Poésie, géométrie, histoire, philosophie, toutes les manifestations de l’intelligence ont quelque chose à démêler avec le style. Or M. Guizot ne connaît pas les lois du style ; c’est pourquoi son rang est marqué parmi les savans et les penseurs, et non parmi les écrivains habiles de notre temps.

Cette étude serait incomplète, si je ne parlais pas du talent oratoire de M. Guizot. S’il a exercé en effet une action puissante sur l’opinion publique par son enseignement de la Sorbonne, il n’a pas été moins grand à la tribune que dans la chaire. Il y a pourtant dans ses discours les plus applaudis un mélange singulier de hauteur et d’indécision. Il continue à la tribune l’œuvre qu’il a commencée dans la chaire : l’enseignement. Il ne semble pas parler à ses égaux, mais à ses disciples ; toutes ses périodes témoignent de la supériorité qu’il s’attribue sur son auditoire, et l’on devrait s’attendre à voir cet orgueil justifié par des principes immuables. Malheureusement les principes de l’orateur sont aussi mobiles que l’onde. À l’appui de toutes les thèses, quelles qu’elles soient, il se rappelle ou il invente une théorie complaisante. Ceux qui ont suivi ses luttes parlementaires savent combien je dis vrai. Il lui est arrivé plus d’une fois, dans la discussion d’une question importante, d’exposer avec la même clarté, la même vigueur, les argumens pour et contre. Fallait-il intervenir dans les affaires d’un peuple voisin ? il trouvait d’excellentes raisons pour l’affirmative ; — fallait-il demeurer témoin impassible des événemens qui s’accomplissaient aux portes de la France ? il ne plaidait pas avec moins de vivacité en faveur de l’immobilité : — si bien qu’après cette double argumentation, l’auditoire ne savait quel parti prendre. Et pourtant la chambre l’écoutait sans impatience. Pourquoi ? C’est que M. Guizot possède un talent oratoire de premier ordre. Malgré l’indécision qui se trouve au fond de presque toutes ses pensées, il sait prendre au besoin un air convaincu. Bien qu’il régente ses adversaires, il y a dans son accent tant de sincérité, que personne ne songe à se révolter contre le droit qu’il s’arroge. Il disserte parfois au lieu de discuter, et sa parole est recueillie avidement comme si elle contenait toute vérité. Pour obtenir et pour garder un empire si incontesté, il faut certes connaître tous les secrets de l’éloquence.