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même qu’il paraît s’abandonner tout entier à la fantaisie, n’oublie pourtant pas les vices et les ridicules de son temps. Shakespeare, en écrivant ses comédies, ne s’est pas préoccupé un seul instant de la société anglaise du XVIe siècle. Vouloir le juger d’après les principes de notre poétique serait donc tout simplement faire preuve de cécité. Deux hommes ingénieux en Italie et en Allemagne ont marché sur ses traces tout en gardant l’originalité de leur pensée : Carlo Gozzi et Ludwig Tieck, et c’est à eux peut-être que nous devons la pleine intelligence des comédies de Shakespeare. M. Guizot, sans rappeler les travaux de ces deux poètes, a très bien caractérisé le génie comique du poète anglais. Les pages où il traite ce sujet difficile, quoique un peu verbeuses, laissent pourtant dans la mémoire une trace durable et précise. Il est impossible, après les avoir lues, de ne pas se sentir disposé à l’impartialité, et certes ce n’est pas un médiocre service rendu à l’esprit français que de le préparer à l’intelligence du génie comique de Shakespeare, car chez nous, comme chez toutes les nations, la foule condamne volontiers comme extravagant, comme absurde ce qu’elle n’est pas habituée à voir. M. Guizot, sans se prononcer sur le but légitime de la comédie, a défendu les privilèges de la fantaisie avec une grande richesse d’argumens, et lorsqu’il soutenait cette thèse, la foule n’était pas de son côté. Il y a trente ans, la France voyait encore dans la lecture de Shakespeare un danger pour le goût ; elle ne feuilletait ses œuvres qu’avec défiance. M. Guizot, au lieu de s’arrêter à discuter les plaisanteries de Voltaire, a traité franchement la question qui s’offrait à lui : il a montré comment et pourquoi il est possible de plaire et d’amuser sans prendre la réalité pour point de départ. Il est vrai que cette démonstration ne lui appartient pas tout entière ; il est vrai que Wilhelm Schlegel avait déjà indiqué les principaux argumens dont s’est servi M. Guizot. Toutefois nous aurions mauvaise grace à ne pas louer la clarté que l’écrivain français a su mettre dans l’exposition de ces argumens. Il faut bien le reconnaître, la France, malgré le bon sens et la finesse qu’elle a montrés en mainte occasion, n’a pas compris, aussi vite que l’Allemagne, les nations mêmes qui bornent son territoire. L’Espagne, l’Italie, l’Angleterre, ont été pénétrées, expliquées, commentées au-delà du Rhin long-temps avant qu’on ne s’avisât chez nous de les étudier. M. Guizot, qui, grace à son éducation, savait ce qu’on pensait en Europe, a voulu dessiller les yeux du public français, et, pour accomplir son dessein, n’a rien trouvé de mieux que de nous présenter sous une forme nouvelle les idées exprimées sur le même sujet par Wilhelm Schlegel ; on ne saurait le blâmer, car ces idées, populaires en Allemagne dans toutes les universités, avaient pour nous le mérite de la nouveauté. Quoique Letourneur eût traduit les œuvres ale Shakespeare deux ans avant la mort de Voltaire, le public français