Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/90

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Qui m’appelle ? répondit une voix cassée dans l’intérieur de la cabane.

— Le capitaine Castaños, con mil diablos ! repartit le guerrillero ; celui qui a mis le feu au canon dont vous étiez la cureña[1].

Une effroyable figure vint se traîner sur le seuil de la cabane ; c’était un vieillard horriblement contrefait, et dont l’épine dorsale semblait disloquée et tordue. Le malheureux ne marchait qu’en rampant. Contractés par la vieillesse et par la souffrance, ses traits avaient gardé cependant une expression de noblesse et de fierté qui me frappa. Sur son front forcément courbé vers la terre, sillonné de rides profondes et de veines saillantes, de longues mèches de cheveux blancs tombaient en désordre. Autour de ses bras nus s’enroulaient des veines aussi grosses que les tiges d’un lierre qui a vieilli collé au tronc d’un chêne robuste. À voir ce vieillard étrange, au visage ridé, à demi caché par une chevelure épaisse comme une crinière, on eût dit un lion décrépit, estropié dans l’âge de sa force par la balle du chasseur.

— Eh bien ! mon brave Cureño, dit le guerrillero, je suis aisé de retrouver encore en vie un des vieux débris des anciens temps.

— Nos rangs s’éclaircissent, il est vrai, répondit le vieillard ; encore quelques années, et l’on cherchera vainement les premiers soldats de l’indépendance.

— Et la Guanajuateña n’est donc pas ici ? demanda Castaños.

— Je suis seul, répondit Cureño ; depuis un an, elle dort là derrière.

Et il montrait un tamarinier qui s’élevait à quelques pas de la hutte.

— Dieu ait son ame ! dit le capitaine ; mais avouez, mon brave, que vos services ont été assez mal payés.

— Que voulez-vous de plus qu’un coin de terre pour y vivre et s’y faire enterrer ? répliqua simplement le vieillard. Est-ce donc dans l’espoir d’une récompense que nous nous faisions jadis casser les os ? La postérité se rappellera le nom de Cureño, et cela suffit.

La question de don Ruperto et la réponse du vieux soldat me firent deviner que j’avais sous les yeux un de ces hommes qu’un destin fatal semble condamner à l’oubli après les avoir voués au sacrifice ; mais quel héros inconnu voyais-je là ? C’est ce que j’ignorais. Nous mîmes pied à terre près de la hutte, dans laquelle nous entrâmes un instant. Là, j’écoutai presque sans y rien comprendre une conversation qui roula exclusivement sur les incidens de la guerre contre les Espagnols. Je n’avais malheureusement pas la clé des faits que les deux interlocuteurs se rappelaient l’un à l’autre. Au bout d’une demi-heure environ, comme nous avions une longue traite à fournir jusqu’à la venta,

  1. Cureña, affût, d’où cureño pour le soldat qui, dans la guerre de l’indépendance, a joué ce singulier rôle d’un homme transformé en affût.