Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/897

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bouteille, il y avait là tout ce luxe de bon aloi qu’on retrouve encore dans quelques anciens manoirs de France, au fond de l’Auvergne ou du Périgord. Le vieil hidalgo n’acceptait pas de bon cœur le nouvel ordre de choses. Il ne pouvait s’accoutumer à donner ses fils pour l’armée, ses mules et ses chevaux pour les équipages, ses piastres pour les généraux. « Che P… esta patria ! (quelle catin que cette patrie !) me disait-il avec une mauvaise humeur comique ; pour l’entretenir, il lui faut le plus pur de notre sang, et, pour couvrir son grand corps dégingandé, elle prend nos capitaux et les revenus de nos terres. Che p… ! » Comme je l’écoutais avec intérêt, il se laissa aller à parler de la guerre de l’indépendance américaine et des causes qui l’avaient amenée. « Nous autres Espagnols américains, nous avons toujours été plus jaloux de notre liberté individuelle que d’une liberté politique à laquelle nous n’étions pas accoutumés et dont nous n’avions que faire. Au temps des vice-rois, chacun vivait comme il l’entendait, les impôts étaient peu considérables et levés sans rigueur les corregidores devaient se contenter d’un semblant d’autorité, sous peine d’être mis à l’index par tout ce qu’il y avait de caballeros dans le pays et de chiollos qui dépendaient d’eux. Quand le vire-roi envoyait un oidor pour inspecter les présidences et en noter les abus, l’oidor, dès son entrée dans la province, était complimenté par une députation des gens les plus influens qui venaient lui offrir quelques centaines d’onces pour les faux frais de sa pénible tournée. Si l’oidor, ce qui était fort rare, n’entendait pas de cette oreille, on lui criait à l’autre qu’il eût à se bien garder de s’immiscer dans les affaires du pays ; et, s’il se montrait sourd des deux oreilles, l’oidor, pendant son voyage, disparaissait par un accident quelconque. Certes, tout cela n’était pas de l’ordre, mais c’était pour nous une véritable liberté individuelle, ou je ne m’y connais pas. Quand votre liberté d’Europe nous arriva à travers les pampas de Buenos-Ayres et la Cordilière du Chili, elle fut reçue comme une déesse d’un culte étranger qui devait amener des fleuves d’or dans le pays. On l’adopta avec enthousiasme, et tous de danser des farandoles autour de sa statue chacun la décora à sa façon : les nobles la firent hidalgo ; les prêtres, sainte et impérieuse ; les créoles la couvrirent d’oripeaux et de plaqué d’argent. Nos ports étant ouverts au commerce étranger, nous fîmes des commandes de modes françaises, de vins de Portugal, de cotonnades anglaises et de constitutions américaines. Nous crûmes avoir atteint le plus haut degré de civilisation, parce que nous étions habillés à la mode, et nous nous proclamions républicains, parce que nous avions compilé les constitutions de l’Amérique. Vous voyez, mon monsieur, quels singuliers républicains nous faisons ! … »

Il n’est pas commun de rencontrer au Pérou des haciendas aussi bien que celle de dols R… En général, les haciendas péruviennes ne